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Nathalie Heinich, Julien Ténédos, La sociologie à l'épreuve de l'art. Première partie

Denis Saint-Amand
La sociologie à l'épreuve de l'art
Nathalie Heinich, Julien Ténédos, La sociologie à l'épreuve de l'art. Première partie, Aux Lieux d'être, coll. « Entretiens », 2007, 125 p., EAN : 9782916063140.
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Texte intégral

1À une époque où les sciences humaines sont régulièrement appelées à justifier leur(s) raison(s) d'être devant le tribunal néolibéral de la rentabilité et du profit, il faut saluer l'existence, au sein de la maison d'édition Aux lieux d'être, d'une collection « Entretiens ». Celle-ci permet en effet à différents chercheurs de retracer leur propre parcours en revenant sur certains travaux, réflexions épistémologiques et autres prises de position pour mieux les éclairer, mais aussi en relatant les causes profondes de leur engagement, les difficultés de leur entrée dans l'univers de la recherche et les aléas d'une profession qui ne coule jamais de source.

  • 1 Du moins, pas une héritière de n'importe qui. Max Weber, par exemple, est régulièrement salué pour (...)

2Cette dialectique de la vie et l'œuvre, Nathalie Heinich la synthétise de façon particulièrement captivante tout au long des cinq grands chapitres qui structurent ce double volume d'entretiens avec Julien Ténédos. Le dialogue s'ouvre, en toute logique, par un retour sur les années de formation de la sociologue et par cet incipit annonçant à lui seul la couleur : « Je ne suis pas issue d'une famille qui connaissait le monde intellectuel. Je n'avais pas d'universitaires dans mon entourage, encore moins de sociologues. » (t1, p. 7) Et pourtant, malgré ces faibles dispositions en la matière, Heinich vient à bout d'une maîtrise en philosophie, puis entre en contact avec Pierre Bourdieu qu'elle convainc de diriger sa thèse - grâce à « un titre improvisé au téléphone » (t1, p. 17). Nourrie dans le giron de l'auteur de La Distinction, Heinich se distanciera pourtant de son promoteur pour tenter de définir sa propre sociologie « en dehors de la pensée de Bourdieu, voire contre elle » (t1, p. 70). Quelques piques volontiers caustiques, disséminées ça et là au cours de l'entretien, permettent d'ailleurs de creuser un peu plus le fossé qui sépare la sociologue de son ex-mentor. Fustigeant les tendances hégémonistes de la « sociologie critique » - le mot est de Boltanski - et récusant certains de ses concepts qu'elle juge trop étroits sinon inadaptés (du champ, notion incapable de mettre au jour le jeu complexe de l'art contemporain, à la légitimité, cette « vieille problématique », t1, p.82), Heinich refuse de passer pour une épigone de Bourdieu, pour - et c'est également contre cette représentation potentielle que vont l'incipit et différentes anecdotes mettant en scène Nathalie Heinich en étudiante un peu marginale - une simple héritière1.

3En plus de cette progressive prise de distance, la première partie de la discussion permet de rendre compte du parcours mouvementé d'Heinich dans le monde de la recherche avant sa méritante entrée au CNRS. Des diverses enquêtes de commande aux publications difficiles, cette période a, d'après l'auteur, permis l'éclosion de différentes perspectives de recherches. Celles-ci ont la plupart du temps été développées au cours des dernières années, l'entretien permettant à Heinich de recentrer les tenants et aboutissants respectifs de ses principaux travaux. À notre sens, c'est sur la problématique de l'art contemporain que la sociologue livre ses études les plus pertinentes, de la mise au jour de l'importance des intermédiaires (critiques, organisateurs d'exposition et autres commissaires-priseurs) - dont le moindre des rôles n'est pas de forger un discours d'escorte dirigeant la réception des œuvres, au dévoilement des problématiques paradoxes inhérents à cette catégorie générique (par exemple, l'art contemporain, dont le but est de transgresser, est subventionné par l'État), en passant par une réflexion sur les enjeux spécifiques de l'art contemporain, bien distincts de ceux des arts classique et moderne.

  • 2 Il n'est pas lieu de développer ici notre opinion sur les méthodologie et perspective épistémologiq (...)

4Les méthodes et fondements de la sociologie compréhensive et descriptive qui a fait le succès d'Heinich au cours des dernières années constituent bien sûr un fil rouge de cet entretien. L'enjeu de cette démarche, adoptée auparavant par Boltanski et Thévenot et désireuse de s'opposer à la posture démystifiante de Bourdieu, est de « prendre au sérieux la parole des acteurs » - c'est-à-dire à un vaste ensemble comprenant aussi bien la fiction (dans États de femmes, chez Heinich) que l'auto-discours (dans Être écrivain) - sans chercher à en dégager la dimension cachée, mais pour mieux saisir les représentations que génèrent tel et tel sujets ou pratiques. Si, personnellement, nous ne souscrivons pas vraiment à cette veine sociologique2, il nous semble qu'un certain nombre de valeurs revendiquées par Nathalie Heinich et plusieurs de ses prises de position valent la peine d'être lues. Ainsi de cette fameuse neutralité axiologique, qui n'équivaut pas à une posture de retrait ou de renoncement face à l'engagement, mais qui prône la distinction des positions de chercheur, expert et intellectuel (t2, pp. 69-71). Cette impartialité, explique Heinich, fait trop souvent défaut aux gender studies et autres études féministes, lesquelles, par une manière de « confusion des rôles », intègrent à leurs domaines d'investigation des engagements citoyens qui, si ils sont intrinsèquement louables, en viennent à générer des « recherches médiocres » (t2, p. 19). Importante également, la place qu'Heinich confère à l'interdisciplinarité. Tout en mettant - une nouvelle fois - le doigt sur son statut paradoxal (la collusion interdisciplinaire est très recommandée en haut lieu, mais difficile à imposer dans les faits), la sociologue expose judicieusement les profits d'une option qu'elle a elle-même eu l'occasion d'expérimenter en travaillant sur les représentations fictionnelles de la relation mère-fille avec la psychanalyste Caroline Eliacheff : « Il ne s'agit pas du tout de nier l'existence [des frontières disciplinaires], mais de les mettre à l'épreuve, de les réaffirmer en les traversant. Il s'agit de passer d'une frontière à une autre lorsque l'objet le nécessite, en éprouvant la capacité de chaque discipline à traiter cet objet » (t2, p. 51).

5Invitée, pour conclure, à réagir à l'éternelle question « À quoi sert la sociologie ? », Nathalie Heinich livre une réponse qui se veut résolument modeste « la sociologie doit servir à savoir », avant de préciser que tout ce que la discipline peut éventuellement permettre en plus n'est qu'une sorte de bonus, et de résumer, en une quasi-synthèse de son positionnement contre les prétendues visées hégémonistes de la pensée bourdieusienne : « au mieux, cela rend un peu moins bête. Ce n'est déjà pas si mal » (t2, p. 97).

6On le voit, à travers ce très intéressant entretien, c'est un double portrait qui se dessine : celui d'une personnalité ambitieuse, cohérente et culottée, qui, à défaut de faire l'unanimité, ne laisse personne de marbre, et celui d'une veine sociologique qu'on ne pourrait mieux qualifier qu'en reprenant les épithètes que nous venons d'assigner à l'une de ses hérauts.

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Notes

1 Du moins, pas une héritière de n'importe qui. Max Weber, par exemple, est régulièrement salué pour l'importance qu'il accorde à la « neutralité axiologique », cheval de bataille d'Heinich. Le recueil Comptes rendus (Impressions nouvelles, 2007), collection de notes de lecture antérieurement parues dans différentes revues, permet à la sociologue de revendiquer auprès d'un public plus large certaines de ses influences, comme Norbert Elias.

2 Il n'est pas lieu de développer ici notre opinion sur les méthodologie et perspective épistémologique qui sous-tendent des travaux comme L'Élite artiste, Être écrivain ou encore États de femmes et Mères-filles. Celle-ci se rapproche en de nombreux points des commentaires proposés par Anthony Glinoer dans « Ce que la littérature fait à la sociologie de l'art. Remarques à propos de L'Élite artiste de Nathalie Heinich », COnTEXTES, Notes de lecture, 20 novembre 2006, URL : http://contextes.revues.org/document174.html.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Denis Saint-Amand, « Nathalie Heinich, Julien Ténédos, La sociologie à l'épreuve de l'art. Première partie », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 20 février 2008, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/527 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.527

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