Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2008Alain Caillé, La quête de reconna...

Alain Caillé, La quête de reconnaissance. Nouveau phénomène social total

Pascal Fugier
La quête de reconnaissance
Alain Caillé (dir.), La quête de reconnaissance. Nouveau phénomène social total, La Découverte, coll. « textes à l'appui », 2007, 302 p., EAN : 9782707153326.
Haut de page

Texte intégral

1La reconnaissance constitue un des maîtres mots des individus contemporains et attire toute l'attention des chercheurs réunis dans cet ouvrage collectif dirigé par Alain Caillé. Avant d'en présenter quelques enseignements, nous pouvons d'ores et déjà souligner la richesse heuristique de cet ouvrage. En effet, n'étant ni l'empreinte d'une seule discipline, encore moins celle d'un seul paradigme ou encore d'une seule problématique, cet ouvrage appréhende incontestablement La quête de reconnaissance comme un nouveau phénomène social total, comme l'annonce son sous-titre.

2Ainsi, la thématique de la reconnaissance est saisie dans ses multiples dimensions disciplinaires à commencer par l'économie, à l'image de l'article de Jean-Louis Laville dans lequel il articule « sociologie économique et théorie de la reconnaissance ». La philosophie est quant à elle interpellée à travers la référence aux philosophes classiques ou contemporains que sont Hannah Arendt, Georg Hegel, Thomas Hobbes, Paul Ricoeur, etc. Qu'on ne s'y trompe pas sur ce point, loin de succomber aux apories de la « suprême théorie », les différents auteurs « mettent au travail » les philosophes. La contribution de François Dubet nous permet même de constater la proximité entre les arguments philosophiques de John Rawls concernant la justice et ceux que le sociologue peut recueillir lorsqu'il demande à des interrogés de justifier les injustices. De son côté, tout aussi soucieux d'expliciter les arguments et les justifications formulés par les individus, Laurent Thévenot réalise un dialogue constructif avec l'une des dernières contributions de Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance ainsi que La lutte de la reconnaissance de Axel Honneth, dialogue qui contribue à la restructuration de sa modélisation des trois régimes d'engagement. La psychanalyse est elle aussi interpellée, notamment grâce à la contribution de Christophe Dejours, lequel repère certaines convergences entre la théorie psychanalytique et psychodynamique du travail d'un côté et les principales contributions sociologiques concernant la question de la souffrance (Luc Boltanski, Pierre Bourdieu et Patrick Pharo) ainsi que la théorie critique élaborée par Axel Honneth de l'autre. L'anthropologie se manifeste dans de nombreuses contributions, principalement l'anthropologie du don à laquelle travaillent Alain Caillé, Jacques Godbout et plus largement toute l'équipe du M.A.U.S.S. Par ailleurs, les contributions de Bronislaw Malinowski, Marcel Mauss ou encore de Marshall Salhins témoignent de la généralité de la thématique de la reconnaissance, laquelle ne se restreint donc pas aux limites temporelles et spatiales de l'« air du temps occidental ». Enfin, la sociologie constitue la principale discipline à laquelle se rattachent les différents auteurs de cet ouvrage. Pour autant, loin de mettre en scène une unique école de pensée, c'est en fait une multiplicité de paradigmes qui se trouve mis en œuvre, du paradigme interactionniste au paradigme du structuralisme génétique, en passant par les paradigmes actionniste, actionnaliste, clinique, conventionnaliste et marxien. Chaque auteur est ainsi amené à confronter, articuler, ou plus simplement faire dialoguer son paradigme de référence avec celui auquel se rattache Axel Honneth, la théorie critique de l'École de Francfort, dont l'ouvrage La lutte de la reconnaissance constitue le fil rouge de tout l'ouvrage.

3Si nous ne pouvons que le féliciter d'avoir réuni tant de diversités heuristiques relativement à la thématique de la reconnaissance, nous regrettons que Alain Caillé ne soit pas parvenu à synthétiser l'ensemble de ces contributions. D'ailleurs, s'il structure cet ouvrage en faisant apparaître trois parties, chacune ne cesse manifestement de s'entrecouper. Ainsi, lorsque Alain Caillé introduit les « quatre leçons principales » (p. 12) qui selon lui émanent de l'ouvrage, il n'en reprend pas le plan et se réfère pour chaque leçon à des contributions inscrites dans différentes parties. Toutefois, malgré les défauts de structure et de synthèse de l'ouvrage, chaque auteur, au-delà de leurs divergences paradigmatiques et disciplinaires, s'accorde manifestement sur deux thèses relativement aux luttes de reconnaissance contemporaines.

4D'une part, ces luttes jouent un rôle déterminant dans le champ, plus général, de la critique et des luttes sociales, champ qui a trop longtemps été réduit à des enjeux de redistributions. Autrement dit, les sentiments d'injustice et la critique du politique ne s'expriment pas exclusivement dans le langage de l'avoir ou du besoin (soit, par exemple, à travers la volonté de posséder davantage de pouvoir d'achat) mais ils s'expriment aussi dans le langage de l'être, révélant ainsi un certain manque de reconnaissance, que nous traduisons pour notre part comme un manque à être et un manque de raisons d'être. D'autre part, l'une des spécificités des luttes de reconnaissance contemporaines est qu'elles ne se réalisent pas uniquement au nom d'une forme sociale collective (une nation, une religion, une classe sociale, etc.). Elles se réalisent aussi, parfois surtout, au nom de l'individu. Ainsi, François Dubet avance que le « dénominateur commun d'un grand nombre d'injustices et de souffrances est de placer le Moi et l'identité au centre. » (p. 21) Ce constat ne conduit pas pour autant les auteurs à réduire les luttes de reconnaissance à la sphère de l'individualité puisque nombre d'entre elles demeurent rattachées à un monde social tout en demeurant sensibles à la question de la personne et de « l'identité pour soi » peut-on aussi avancer. Selon eux, il est par conséquent fallacieux d'appréhender la quête de reconnaissance à travers l'opposition classique individu/société, ce que rappelle parfaitement Shmuel Trigano lorsqu'il avance que « reconnaître quelqu'un, c'est donc inscrire sa singularité dans un ordre global, où il prend sens. » (p. 150). Par ailleurs, « l'ordre global » doit lui-même être appréhendé dans toute sa complexité et son hétérogénéité, Laurence Roulleau-Berger distinguant à ce propos les « petits » mondes sociaux, souvent invisibles et méconnus, des « grands » mondes sociaux, fortement légitimés.

5Tâchons maintenant de présenter quelques enseignements de cet ouvrage. Tout d'abord, le diagnostic qui transparaît dans plusieurs contributions insiste sur la souffrance et la vulnérabilité que l'absence de reconnaissance implique. Ainsi, Christophe Dejours revient notamment sur la souffrance psychique qu'entraîne un manque de reconnaissance culturelle. De nombreux individus, notamment ceux qui appartiennent aux classes populaires, luttent pour que soit reconnu leur travail et ce faisant leur implication, leur coopération et leur contribution à la production du patrimoine social. La reconnaissance de leur travail garantissant et légitimant leur commune appartenance à la réalité sociale. De son côté, Michel Lallement évoque le manque de reconnaissance statutaire occasionné par « le mouvement de responsabilisation de l'individu au travail » (p. 73). En effet, identifiant le travailleur relativement à son degré d'employabilité et non plus à partir des critères garantis par les institutions (le diplôme, l'ancienneté), les interactions salariales perdent leur dimension structurelle et « placent le salarié en situation de face-à-face avec son supérieur direct. » (p. 77) En refusant de reconnaître les compétences institutionnalisées du salarié, les dirigeants ‘‘précarisent'' l'identité du salarié, car seule la reconnaissance opérée par un tiers institutionnel confère une certaine matière et une certaine temporalité longue à l'identité personnelle. Est ainsi visée une « politique de la reconnaissance » (p. 82) déniant toute reconnaissance aux savoirs et savoirs faire des salariés et se focalisant exclusivement sur des « savoir-être » qui sont supposés refléter l'intériorité du salarié (certains diront son « soi intime »). Par ailleurs, parce que la reconnaissance est une composante nécessaire de l'identité personnelle, un défaut de reconnaissance entraîne simultanément un certain manque à être, vécu comme un manque de raisons d'être. Manque que visent notamment à combler les conduites à risque qui, selon David Le Breton, sont l'ultime recours pour se « fabriquer du sens » (p. 49), pour « s'assurer de la valeur de son existence, rejeter au plus loin la peur de son insignifiance personnelle. » (p. 50)

6Autre enseignement, le fait que la quête de reconnaissance se révèle être bien plus hétérogène, dynamique et instable qu'il ne peut sembler au préalable. Ce qui fait de toute quête de reconnaissance une quête sans issue définitive. Les différentes modalités de reconnaissance sont disharmoniques et se présentent souvent comme des alternatives qui rendent délicates la formation d'un compromis. Compromis qui, en outre, ne peut être que temporaire du fait que chaque modalité de reconnaissance n'est jamais acquise une fois pour toutes. Afin de mettre en évidence toute l'hétérogénéité des quêtes de reconnaissance, de nombreux auteurs se réfèrent aux trois modalités de reconnaissance mises à jour par Axel Honneth à travers sa relecture de la philosophie hégélienne (la confiance en soi, acquise à travers l'amour ; le respect, acquis à travers la reconnaissance juridique ; l'estime, acquise à travers la reconnaissance culturelle). Olivier Voirol précise que le sociologue doit veiller aux déformations que peut connaître chaque modalité de reconnaissance en raison du « déplacement de sens » du principe normatif sur lequel elle repose. Ainsi, le principe d'autonomie individuelle, au contenu a priori critique, s'est transformé « en exigence fonctionnelle de “réalisation de soi” sous le coup des restructurations du néolibéralisme » (p. 264). Par conséquent, le principe d'autonomie individuelle est détourné de sa finalité initiale, laquelle consiste à engendrer une lutte de reconnaissance à visée émancipatrice. Patrick Pharo évoque quant à lui l'instabilité de la reconnaissance, et plus précisément « le caractère contingent » des ordres de valeur à partir desquels on peut apprécier, et de ce fait reconnaître, la valeur d'un individu. Ainsi, nous ne sommes jamais reconnus une fois pour toutes puisque des modifications infrastructurelles ou idéologiques peuvent fortement dépréciées notre valeur. Ainsi, les nouvelles technologies ont rendues « obsolètes » la valeur fonctionnelle des ouvriers de l'industrie et des agriculteurs. De son côté, Alain Caillé s'intéresse à la dimension anthropologique de la reconnaissance et oppose ce que nous nommons pour notre part les modalités les modalités symbolique et imaginaire de reconnaissance. La reconnaissance symbolique identifie l'individu comme un maillon inscrit dans un ordre symbolique qui le précède et lui survivra. Elle inscrit l'individu dans un circuit symbolique, le fait entrer « dans le champ et dans le registre du don et du contre-don... » (p. 199). La reconnaissance est alors définie comme une parole ou un acte par lequel on reconnaît qu'on a reçu quelque chose qui nous “oblige”. La modalité imaginaire de reconnaissance identifie plutôt l'individu comme un entrepreneur qui utilise la reconnaissance afin d'accumuler du pouvoir et d'assujettir autrui. Alain Caillé estime que cette modalité de reconnaissance demeure « prisonnière d'une axiomatique de l'intérêt » du fait qu'elle « pose la reconnaissance comme un bien désirable, appropriable et redistribuable. » (p. 207) L'individu apparaît ici “hobbesien”, enfermé dans « une quête éperdue de reconnaissance de son pouvoir sur autrui » (p. 215) comme l'avance justement Philippe Chanial.

7Le troisième enseignement que nous pouvons tirer de cet ouvrage est que l'expérience vécue du manque de reconnaissance doit nécessairement être explicitée à partir de critères de justice afin d'affirmer sa légitimité. Autrement dit, les sentiments de non-reconnaissance se fondent de manière a posteriori, nécessitant le recours à des principes de justification qui ont quant à eux une certaine valeur a priori. Or, ces principes de justice sont multiples et ne sont pas tous compatibles. « Je ne peux pas être, à la fois, plus égal, plus méritant et plus autonome. » (p. 38) comme le souligne judicieusement François Dubet. Toute la complexité du phénomène réside donc dans le fait que nous sommes attachés à défendre des principes de justice opposés, ce qui nous engage tantôt sur la voie du déni (celle du « je sais bien... mais quand même » pour reprendre l'expression de Octave Mannoni), tantôt sur la voie du compromis ou bien encore sur celle de la critique. L'article de Nathalie Heinich confirme la disharmonie des différents principes de justice à partir du cas du monde de l'art.

8La dernière partie de l'ouvrage laisse transparaître un questionnement fondamental pour la sociologie, Alain Caillé se demandant si la reconnaissance constitue un maître-mot susceptible d'ordonner et d'unifier l'ensemble des manières de sociologiser. Ainsi, parce que la problématique de la reconnaissance permet de dépasser la ruineuse alternative de l'individualisme et du holisme méthodologiques, parce que la plupart des précurseurs ou pères fondateurs de la discipline (Karl Marx, Alexis de Tocqueville, Max Weber, etc.) appréhendent notamment la réalité sociale à partir de la problématique de la reconnaissance, il apparaît justifier de refonder la sociologie autour de la catégorie de la reconnaissance. Toutefois, comme le démontre Philippe Chanial, on peut aussi poser une hypothèse opposée et souligner que « la théorie sociologique repose en grande partie sur un déni de reconnaissance de la reconnaissance. » (p. 211). Ce déni s'expliquant par l'influence de la philosophie politique de Thomas Hobbes, laquelle définit l'homme comme un animal asocial, appréhendant autrui comme un rival qu'il doit impérativement dominer s'il veut échapper à son assujettissement, la société reposant dès lors sur une fiction, la socialité réciproque, masquant le calcul, l'intérêt, le pouvoir, « primum mobil » de l'agir humain. Philippe Chanial propose ainsi un « contre-Hobbes sociologique », afin que les sociologues puissent s'émanciper de l'axiomatique de l'intérêt et dépasser la fausse antinomie de « l'être-soi et de l'être-ensemble. » (pp. 211-212) Pour notre part, nous pensons que le concept de reconnaissance ne peut parvenir à fonder de la sorte la discipline si on ne le rattache pas à l'axiome fondamental de la sociologie que nous retrouvons sous une forme synthétique dans une des célèbres Thèses sur Feuerbach de Karl Marx, et qui a selon nous une portée qui excède le paradigme marxien : « l'essence de l'homme n'est pas une abstraction inhérente à l'individu isolé. Dans sa réalité, elle est l'ensemble des rapports sociaux. »

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Pascal Fugier, « Alain Caillé, La quête de reconnaissance. Nouveau phénomène social total », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 avril 2008, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/562 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.562

Haut de page

Rédacteur

Pascal Fugier

Docteur en sociologie, ATER à l'Université Lyon 2 et chercheur associé du LCS (Laboratoire de Changement Social, Université Paris 7)

Articles du même rédacteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search