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Catherine Sélimanovski, La frontière de la pauvreté

Cédric Frétigné
La frontière de la pauvreté
Catherine Sélimanovski, La frontière de la pauvreté, Presses universitaires de Rennes, coll. « Géographie sociale », 2008, 294 p., EAN : 9782753506336.
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Texte intégral

1Fruit d'un travail de longue haleine, l'ouvrage présenté par Catherine Sélimanovski ambitionne d'étudier la pauvreté à la conjonction de l'espace social et de l'espace géographique. Enquêtant dans le Bas-Rhin dans la deuxième moitié des années 1990, l'auteur s'attache d'abord à rendre compte de la ventilation des allocataires du Revenu Minimum d'Insertion (RMI) et des bénéficiaires du Fonds d'Urgence Social (FUS) sur le territoire considéré. C'est ainsi qu'elle montre que la géographie de la pauvreté ne recouvre que très partiellement celle du chômage ou que la variation des échelles d'observation impacte fortement sur les résultats et les conclusions que le chercheur (et, dans un autre registre, le décideur politique) peut en tirer. De fait, les « poches de pauvreté », comme on aime à les décrire dans une certaine littérature sociale, ne se concentrent jamais sur l'ensemble d'une commune (et encore moins, a fortiori, d'une agglomération). Mais, contrairement à certaines idées également reçues, raisonner à l'échelon infra-communal ne fournit pas automatiquement l'assurance de toucher juste. Ainsi que le montre magistralement Catherine Sélimanovski, la pauvreté est inégalement présente sur tout le périmètre d'un quartier. Ce n'est donc pas sur cette base administrative que l'on peut établir où se concentre la pauvreté. Que le quartier fasse l'objet d'une attention particulière des Pouvoirs publics, qu'il souffre d'effets de réputation négatifs défavorisant ses habitants dans leurs démarches extérieures, rien de tout cela n'est contestable. Mais l'auteur montre que « la frontière de la pauvreté » passe à l'intérieur des unités géographiques habituellement considérées. Aussi les indicateurs de pauvreté établis au niveau d'entités territoriales pré-construites que sont l'agglomération, la commune ou le quartier, pour séduisants qu'ils puissent apparaître de prime abord, représentent-ils autant de chausses-trappes pour le chercheur.

2Si « la frontière de la pauvreté n'est pas une métaphore spatiale car la territorialité de repli que génère l'hétéronomie sociale dans laquelle se trouvent les personnes en situation de pauvreté produit des limites spatiales perçues et vécues » (p.267), cette « territorialité de repli » distingue parfois les grands ensembles d'un même quartier. Mieux, elle prend des formes différentes d'une rue à l'autre. Tout ceci est exceptionnellement détaillé sur fonds d'analyses statistiques et cartographiques auxquelles l'auteur se livre, des niveaux les plus fins (une analyse poussée de la frontière de la pauvreté au cœur du quartier de la Meinau à Strasbourg) aux échelles les plus larges (le Bas-Rhin).

3L'approche de Catherine Sélimanovski est suffisamment originale pour que l'on salut d'emblée l'initiative de cette géographe sociale. Soucieuse de rendre compte, d'un même mouvement des propriétés géographiques et sociologiques de l'espace investigué, elle s'attache à décortiquer par le menu, et sous des angles variés, la réalité de la pauvreté et de ses limites. Les développements attestent, sans la moindre ambiguïté, que le « biais scalaire » trop peu souvent pris en considération par les sociologues est un élément que l'on ne peut ignorer. La réalité de la pauvreté s'affirme sous un jour différent selon les niveaux d'observation pris en considération par l'auteur.

4Lire cet ouvrage avec un œil de sociologue, c'est s'approprier des questionnements établis par référence à une autre matrice disciplinaire et, nécessairement, leur être, en partie au moins, infidèles. Il n'est donc pas étonnant qu'à suivre une grille d'analyse sociologique, l'ouvrage puisse parfois laisser relativement insatisfait le lecteur. Puisque l'auteur fait des incursions du côté de la sociologie de la pauvreté, force est d'abord d'observer que ses références sont assez monovalentes : la sociologie de la pauvreté de Simmel, reconsidérée et actualisée par Serge Paugam. Si cette orientation est assez dominante dans le champ académique, elle n'épuise pas, loin s'en faut, les perspectives possibles. D'autres traditions sociologiques auraient assurément gagné à être mobilisées en soutien du projet scientifique porté par Catherine Sélimanovski. On pense immédiatement aux travaux de Norbert Elias et à sa perspective en terme de « configuration ». En matière de pauvreté, combien peut-on distinguer de configurations à l'échelle du Bas-Rhin ? Et quelles sont-elles ? Dans une autre veine analytique, l'auteur aurait pu traiter de la pauvreté comme un rapport social. Selon cette orientation, « la frontière de la pauvreté » s'établit (provisoirement) au terme de luttes de classement symbolique et d'affrontements physiques entre pauvres et non-pauvres, entre pauvres entre eux. Dans ce cadre, la reprise de travaux revendiquant une entrée définitionnelle marxisante (les pauvres perçus comme des sous-prolétaires) aurait ouvert droit à une analyse dénuée d'euphémisme quant à la dimension conflictuelle (violente même) des rapports sociaux dans les espaces de pauvreté investigués.

  • 1 Une première version de ce compte rendu lui ayant été adressée, Catherine Sélimanovski a pris le so (...)

5Reste enfin en suspend la discussion autour du singulier, la frontière de la pauvreté. Sans jamais verser dans le nominalisme et bien qu'elle assure même que cette frontière est tantôt poreuse, labile, voire transparente et tantôt « redoublée », on ne comprend pas bien a priori pourquoi Catherine Sélimanovski use d'un singulier qui tend apparemment à imprimer l'idée qu'il serait possible d'établir (une fois pour toutes ?), où commence et où s'arrête la pauvreté. Puisque tel n'est absolument pas son intention, on ne peut s'empêcher d'interroger les motifs pour lesquels l'auteur énonce d'un même tenant que l'objet est « polymorphe » et qu'il peut être caractérisé sur un mode singulier. De fait, le débat apparaîtra certainement spécieux au géographe puisque, dans sa discipline, « l'emploi du singulier renvoie à une façon générique de prendre l'objet frontière »1. Il demeure que pour un lecteur étranger aux formes du raisonnement géographique, cette formulation ne laisse pas de semer le trouble.

6Ces quelques réserves ne retirent rien à la qualité d'un ouvrage qui se présente comme une invite à améliorer le dialogue, encore balbutiant, entre sociologues de la pauvreté et géographes sociaux. En ce sens, avec ses forces et ses fragilités, il constitue déjà œuvre particulièrement accomplie.

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Notes

1 Une première version de ce compte rendu lui ayant été adressée, Catherine Sélimanovski a pris le soin, dans un courrier du 14 décembre 2008, de me signaler en retour pourquoi l'usage, au singulier, de « frontière » s'imposait à elle.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Cédric Frétigné, « Catherine Sélimanovski, La frontière de la pauvreté », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 02 janvier 2009, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/702 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.702

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Rédacteur

Cédric Frétigné

Cédric Frétigné est maître de conférences en sciences de l'éducation à l'Université Paris-XII Val-de-Marne, et membre du laboratoire Genre, Travail et Mobilités (Université Paris-X Nanterre).

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