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Thomas Fromentin, Le profane en politique. Compétences et engagements du citoyen

Nolwenn Neveu
Le profane en politique
Thomas Fromentin, Le profane en politique. Compétences et engagements du citoyen, L'Harmattan, coll. « Logiques politiques », 2008, EAN : 9782296058255.
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Texte intégral

1Cet ouvrage qui ébauche une réflexion autour des usages du « profane » en politique. Les auteurs mènent avant tout une réflexion sur le sens, l'intérêt et les implications du recours aux « profanes » par les experts ou les politiques. Thomas Fromentin et Stéphanie Wojcik rappellent en préambule qu'une partie croissante des analyses de la compétence politique exploite la notion de profane. L'utilisation accrue de cette notion depuis quelques années serait à mettre en parallèle avec la volonté d'élargir la participation des citoyens aux affaires publiques.

2Il importe, avant toute chose, de clarifier la notion de « profane », d'en spécifier les usages. La position de profane doit être pensée comme un rapport, un état dans un processus de division du travail social. Les profanes n'existent qu'en relation avec des initiés qui sont socialement habilités à côtoyer le « sacré » et en sont réputés connaisseurs. Il faut donc questionner d'emblée l'homogénéité voire l'existence même du groupe profane. C'est d'ailleurs ce que fait Cécile Cuny dans son analyse des savoirs mobilisés par des habitants engagés dans des situations de participation (« Figures et savoirs du profane dans un secteur de grands ensembles de l'Est de Berlin »). L'auteure tente d'expliquer pourquoi, en situation de participation, les habitants mobilisent un type de savoir plutôt qu'un autre. Il apparaît que la nature des savoirs mobilisés par des profanes, engagés dans des situations de confrontation variées et plus ou moins controversées, est largement dépendante de la configuration des acteurs auxquels ils ont affaire. Les acteurs se saisissent de statuts et de catégories plus ou moins fixés pour qualifier ou disqualifier la diversité des arguments à partir desquels ils construisent leur opinion sur un sujet donné : le sens commun d'un élu local ou d'un expert n'a pas le même poids que celui d'un habitant, de même que le sens commun d'un bénévole au sein d'une association et celui d'un habitant considéré comme ordinaire n'ont pas la même valeur. Les figures du profane varient ainsi, principalement en fonction du degré de formalisation des savoirs.

3Dès lors, on se rend compte qu'il n'est pas possible de distinguer un profane d'un expert sans se référer aux luttes de classement prévalant dans l'espace social considéré. Les auteurs mettent en évidence de luttes multiformes pour modifier, abolir ou restaurer la définition de positions profanes. Dans son article « Rapprocher la justice, les ambigüités du recours au profane », Antoine Pélicand explique ainsi que la réhabilitation de la justice de proximité remet en cause la séparation entre la sphère sacrée, technique et professionnalisée de la justice et le citoyen profane puisqu'il est revendiqué, pour des affaires jusqu'ici traitées par des juges professionnels, des compétences autres que juridiques, voire même aucune compétence. La mobilisation d'instances judiciaires actives au sein de l'appareil d'Etat conduit au resserrement des critères de recrutement autour des avocats et des juristes d'entreprise, éloignant ainsi le danger d'une réelle incursion des profanes. Le recours aux profanes permet finalement un recentrage des institutions judiciaires sur un travail jugé prioritaire, à savoir l'interprétation de la loi. L'entrée des nouveaux acteurs ne vient donc pas brouiller le statut du magistrat mais répond au contraire, à une nouvelle division du travail de la justice en dotant les palais de justice d'une antichambre. Il s'agit donc, en fait, de redessiner les limites du temple.

4Une autre configuration des luttes de savoir résulte d'investissements de connaissances opérées par des mouvements de protestation. Le recours à l'analogie des profanes aide à comprendre et à expliquer comment un mouvement collectif initialement placé en position profane parvient à se débarrasser des stigmatisations fondées sur un défaut de connaissance. Les profanes se posent en initiés des réalités et des besoins courants, procédant ainsi à un retournement du stigmate qui vise à saper le crédit symbolique des spécialistes. C'est d'ailleurs le propos Isabelle Hajek dans son article («  Du débat social au débat public : mobilisation citoyenne autour de la mise en place d'une politique de gestion des déchets ménagers. Le cas de Marseille et des Bouches-du-Rhône »). L'auteure étudie une situation dans laquelle une forte mobilisation des citoyens intervient dans l'émergence et la construction d'un problème public, et force la mise en place de procédures de consultation de la population. La construction d'une expertise profane et d'une offre politique alternative viennent travailler de l'intérieur la frontière initié/profane et contraignent la mise en place de procédures de débats et la définition même des enjeux. L'intervention du profane dans l'espace public met au jour les transformations des modalités et des enjeux du conflit social provoqués par de nouvelles formes d'appropriation et de production de connaissances. Les militants rejettent précisément leur statut de profane et tentent d'imposer, à défaut de faire reconnaître, leur expertise aux acteurs institutionnels. C'est bien la place du savoir dans notre démocratie, place encore largement fondée sur une forme de division du travail, qui est interrogée et l'existence même du statut de « profane » qui est questionnée.

5Reste que la catégorie de « profane » permet une transposition analogique qui donne des chances de voir autrement des réalités sociales souvent trop familières aux sociologues. Ce déplacement du regard conduit à élaborer des descriptions qui explicitent des rapports de pouvoir qui sont distincts des formes symboliques officielles. La notion de profane est une catégorie technique ; elle est également une catégorie en usage dans le monde social. Par exemple, Sezin Topçu, montre que l'identification des experts et des profanes est au cœur des argumentations autour de la question nucléaire (« Tensions liées aux rhétoriques du « profane », le cas du nucléaire »). L'analyse montre que la frontière expert/profane reste forte dans le domaine du nucléaire. Cette dichotomie remplace d'autres frontières telles « science versus croyance » ou « raison versus obscurantisme » dans un discours de domination technico-politique. Pour résister à ces frontières et constituer des contre-pouvoirs, les acteurs critiques s'adaptent : ils se font spécialistes sur des sujets qui les concernent, s'attachant ainsi une identité d'expert. De la part des acteurs institutionnels, il ne s'agit pas d'élargir la sphère d'expertise envers les profanes mais de l'étendre de façon mesurée, codifiée, en contraignant les discours à se conformer aux normes scientifiques et transformant le profane éclairé en expert. L'article illustre la manière dont les citoyens ou les opposants au nucléaire sont appréhendés par les experts. Le profane désigne et stigmatise un groupe extrêmement hétérogène qui devient la cible d'une stratégie de communication organisée autour de la scientifisation du problème. Le débat est dépolitisé ce qui permet la mise à distance et une délégitimation des discours et des revendications profanes. Dans le domaine nucléaire, comme dans d'autres, le profane n'est pas une catégorie d'analyse acquise, mais un ensemble de constructions historiques et politiques qui constituent la cible de l'action

6Si on admet la qualification de profane lorsque les administrés sont tenus à l'écart de la décision, la question se pose différemment quand on les invite ou quand ils s'imposent dans les arènes de la décision. Il faut alors se demander ce que ces dispositifs font aux profanes, entendus comme citoyens ordinaires, ce qu'ils en attendent et la manière dont ils les font agir.

7C'est notamment la question que pose la constitution des panels de profanes : les dispositifs visant à faire participer les profanes partagent avec la technique du sondage d'opinion la même capacité de construction de l'opinion. Dans les deux cas, le dispositif repose sur une définition préalable de ce qu'est une opinion légitime. Un paradoxe en ressort : le profane n'apparaît que pour être immédiatement transformé. On lui assigne un rôle, on lui fournit l'information et les équipements nécessaires pour produire un jugement éclairé. La parole du profane n'est donc pas légitime en elle-même, elle ne l'est qu'en tant qu'opinion délibérée et c'est à l'abolition du profane que vise finalement la procédure. C'est le propos de Pierre Lefébure dans son analyse des débats télévisés intégrant des citoyens (« Intérêt et limites de la notion de profane à travers l'analyse des débats télévisés intégrants des citoyens anonymes). L'auteur souligne toutefois que le caractère symbolique et informel de ces débats, permet un élargissement de la définition du politique au-delà des catégories ayant cours dans la sphère institutionnelle. Les débats télévisés étudiés dans son article se caractérisent par une rupture ou une distance à l'égard des références institutionnelles. La notion de profane, telle qu'utilisée par la science politique n'étant dès lors plus suffisante, il faudrait disposer d'une alternative analytique permettant d'appréhender les redéfinitions en jeu.

8Il ne faut pas, pour autant, renoncer à l'usage de l'analogie mais au contraire la développer, l'approfondir et s'interroger sur les conditions d'un recours scientifiquement légitime à l'analogie des profanes. Il ne suffit pas que des différences de savoir existent pour que la mobilisation de l'analogie des profanes soit justifiée, il faut également que ces différences de savoir ou de compétences justifient des distinctions et des inégalités de positions. L'asymétrie des positions se mesure par les différences de statut inscrites dans une division du travail, notamment dans l'opposition des positions actives/passives. L'article de Julien Talpin (« Mobiliser un savoir d'usage. Démocratisation de l'espace public et confinement de la compétence civique au sein de dispositifs de budget participatif ») soulève la question de la capacité des citoyens ordinaires à prendre des décisions publiques. L'auteur suggère de ne pas faire le constat du faible niveau de connaissance politique des citoyens mais plutôt de se demander comment, en dépit d'un stock de compétences politiques limité, les citoyens parviennent à faire des choix éclairés. Ici, la mise en valeur du savoir d'usage repose sur l'idée que les citoyens sont les meilleurs connaisseurs des réalités liées à leur vie quotidienne et, qu'à ce titre, leur implication dans la production de politiques publiques ne peut qu'en améliorer la rationalité et la justice. L'ouverture de l'espace public à des savoirs citoyens jusque là exclus des sphères de la décision publique peut s'apparenter à une démocratisation des processus décisionnels. Mais le risque est grand de se trouver enfermé dans un rôle d'habitant incapable de nourrir la discussion au-delà de son expérience singulière. Paradoxalement, l'inclusion du savoir d'usage se fait finalement au détriment de la mobilisation d'autres formes de compétences citoyennes, plus techniques, issues d'expériences professionnelles ou politiques. Suffisamment compétent pour partager un savoir localisé, le citoyen n'est toujours pas légitime pour s'exprimer sur des questions techniques ou politiques plus générales qui dépassent son expérience immédiate.

9Quoiqu'il en soit, on assiste à une participation accrue des citoyens ordinaires dans la prise de décision. Cet investissement est, dans certains cas, dû à l'initiative des dirigeants qui veulent lutter contre le désenchantement de la politique, mieux comprendre les administrés, ou éviter un conflit, mais il peut être le fait de la mobilisation de mouvements de protestation ou de défense qui parviennent à imposer des procédures de concertation. Le résultat de ces tendances convergentes est l'élargissement du cercle des protagonistes qui va parfois jusqu'à l'intégration de citoyens dans l'élaboration d'une partie des politiques publiques. Dans son article « La participation des citoyens à des projets d'intérêt public. Enquête sur le programme culturel d'une fondation », Sabine Rozier s'intéresse aux modalités du programme d'action culturelle « nouveaux commanditaires » de la fondation de France, qui inverse la logique de la commande en faisant du citoyen sa principale source. Les hiérarchies habituelles, qui tendent à accorder un privilège à l'expression de points de vue objectifs et rationnels, sont ici bousculées au profit d'une attention plus soutenue portée à l'expression du vécu personnel et des expériences communes, présentée comme une condition nécessaire à la réflexion sur le vivre ensemble.

10Finalement, il faut s'interroger sur ce que les profanes font dans ces dispositifs, sur la façon dont ils les reçoivent et la manière dont ces panels de profanes cessent d'être des artefacts pour se transformer en collectifs politiques. Les auteurs rappellent à ce propos que ce sont le plus souvent les moins profanes qui sont invités à dialoguer avec les spécialistes ou qui s'imposent auprès d'eux. On se réfèrera ici à l'article de Judith Ferrando y Puig « Profane toi-même. Construction et déconstruction de la légitimité de l'expression des profanes dans deux dispositifs participatifs » : sans remettre en cause l'originalité et l'utilité de tels dispositifs, l'auteure montre le caractère peu opératoire de la figure du profane absolu : les mécanismes censitaires qui pèsent sur la participation politique jouent également dans les domaines de la participation aux actions publiques. Il s'agit finalement d'une implication exceptionnelle qui ne fait pas disparaître les inégalités qui caractérisent les rapports des citoyens au politique.

11En réalité la transformation des démocraties représentatives par introduction et multiplication des dispositifs de participation est à la fois réelle et ambiguë. S'agit-il d'un changement limité pour sauvegarder l'essentiel d'une division du travail politique ? De fait, si un petit nombre des plus initiés des profanes pénètre pour un temps limité dans un petit nombre de temples de l'action publique, c'est le plus souvent pour information et concertation et rarement pour participer à la décision proprement dite ou alors pour décisions de portée limité. Le profane apparait alors comme un instrument du politique ; il est pensé à l'intérieur d'un projet de rénovation de l'institution sociale en crise, contribuant à réaffirmer ses frontières.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Nolwenn Neveu, « Thomas Fromentin, Le profane en politique. Compétences et engagements du citoyen », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 19 avril 2009, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/747 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.747

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