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Hommes d'affaires en politique

Igor Martinache
« Hommes d'affaires en politique », Politix, n° 84, 2008, De Boeck, EAN : 9782200924898.
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Texte intégral

  • 1 Sur cette recomposition de l'Etat sous l'apparente forme de la gestion instrumentale, cf notamment (...)

1Les va-et-vient entre les sphères économique et politique sont devenus si fréquents aujourd'hui qu'on ne s'en étonne même plus ou presque. Les exemples sont ainsi légions de grands patrons parvenus à de hautes positions dans la vie politique - Bernard Tapie ou Thierry Breton par exemple en France, mais également Silvio Berlusconi, Marc Ravalomana, Michael Bloomberg, Thaksin Shinawatra ou Christoph Blocher ailleurs. Ce bref échantillon rappelle cependant que l'entrée de dirigeants économiques sur la scène politique ne va pas finalement pas entièrement de soi. N'oublions pas que les affaires n'ont pas une connotation très positive en politique. Il apparaît difficilement conciliable de prétendre vouloir servir l'intérêt général quand on a passé l'essentiel de sa carrière à poursuivre le sien plus particulier. On notera toutefois que le passage en sens inverse n'est pas moins problématique, comme l'illustrent les polémiques qui ont récemment entouré le recrutement de Gerhard Schröder par Gazprom, ou les très lucratifs "cachets" qui rémunèrent les conférences données par les anciens présidents des Etats-Unis. Autrement dit, pour emprunter le vocabulaire forgé par Pierre Bourdieu, la conversion d'un capital économique en capital politique n'est pas une opération aussi simple qu'il n'y paraît, et ce, même si la montée du New Public Management a sans doute facilité les choses en alignant la culture et la rhétorique politico-administrative sur celle de la gestion 1.

  • 2 Cf Christian Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses résea (...)

2Les différentes contributions réunies dans ce numéro éclairent différents aspects de cette question, en traitant d'objets finalement assez éloignés les uns des autres. Nicolas Delalande retrace ainsi la trajectoire politique -et sociale- du chocolatier Emile-Justin Menier dans son fief de Noisiel, en Seine-et-Marne. L' « irruption » en politique de cet industriel n'a alors rien d'évident, dans tous les sens du terme. Intervenant à un moment d'incertitude politique forte, avec la transition entre le Second Empire et la Troisième République, celle-ci est d'abord marquée par deux échecs électoraux en 1871, dans deux départements différents. Ce n'est pourtant pas faute pour Emile-Justin Menier d'avoir déployé d'importants efforts pour diffuser ses idées et pour entretenir et reconvertir ses ressources notabilaires, à travers un paternalisme revendiqué. Un rôle en plein essor par lequel « le patronat de la seconde industrialisation naissante a besoin de justifier son nouveau rôle social » (p.14). Menier suscite également la perplexité des observateurs contemporains, qui ne comprennent pas pourquoi un grand industriel vient s'engager ainsi dans la joute politique. Il faut dire que Menier n'hésite pas à se présenter comme le porte-parole des classes laborieuses, mais également à se positionner du côté républicain, dont il pénètre progressivement les réseaux, frayant notamment aux côtés de Gambetta. Sa proposition phare est enfin celle d'un impôt unique sur le capital, qui n'est pas également sans susciter des commentaires acerbes de la part de ses alliés « naturels » des milieux économiques. Ses efforts ne seront cependant pas vains puisqu'il parvient finalement à être élu député de Meaux en février 1876. Une victoire qui tient à la notoriété acquise à l'échelle nationale, mais également aux importants moyens financiers et aux techniques commerciales importées de son activité industrielle. Si le parcours que retrace Nicolas Delalande apparaît étonnamment contemporain par bien des aspects, force est cependant de constater que « l'opération de conversion à laquelle il s'est livré ne s résume pas à une banale histoire du pouvoir de l'argent en politique. L'entreprise de justification de sa compétence politique et de son engagement républicain s'est aussi jouée dans le registre des idées et des symboles » (p.33). Une remarque qui vaudrait peut-être elle aussi pour l'époque actuelle. C'est ce que la contribution de Philippe Hamman permet en effet de confirmer. Celui-ci propose en effet une synthèse historiographique des travaux portant sur les relations entre patrons et politique au cours des deux derniers siècles. Largement investi par les polémistes et les fantasmes, l'objet n'est pas si simple à circonscrire qu'il n'y paraît. La conversion des « ressources entrepreneuriales » en ressources politiques est ainsi par exemple trop souvent présupposée alors que doit être oprise en compte la relativité contextuelle de la valeur des capitaux sociaux. L'examen des « zones d'interférence » entre activités patronales et politiques, selon l'expression de Michel Margairaz, nécessite ainsi de s'interroger sur la périodisation, les échelles d'analyse mais aussi en premier lieu sur les frontières entre ces deux sphères. Poreuses, celles-ci sont aussi diverses comme le montre l'examen de l'émergence des « patrons-notables » sous le Second Empire. Les relations interpersonnelles caractérisent ensuite les débuts de la Troisième République, comme le cas d'Emile-Justin Menier l'a illustré, avant que ne se mette en place une représentation collective du patronat en politique au tournant du siècle. Celle-ci est alors indissociable du processus de « reconstruction des élites » qui a alors lieu et duquel émerge ce que Christian Topalov a qualifié de « nébuleuse réformatrice » 2. Les leviers d'influence vont ensuite s'institutionnaliser, et c'est seulement à la suite de la Seconde guerre mondiale que l'on peut réellement parler d'une « interpénétration des élites » économiques et politiques. L'auteur insiste cependant sur la nécessité d'étudier à l'échelle locale les relations entre ces agents sociaux, pour y repérer les dynamiques plurielles qui s'enchevêtrent, à l'instar du travail mené par Pierre-Paul Zalio sur les grandes familles de Marseille. « Partir d'études de cas ne confine pas à une pure collection de portraits plus ou moins impressionnistes, mais constitue une entrée pour des perspectives comparatistes et institutionnelles » (57), écrit-il ainsi.

  • 3 Cf Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985 [1963]

3Une étude de cas, c'est justement ce que propose Jean-Charles Lallemand, en retraçant la trajectoire de Nikolaï Dénine en Russie. Directeur d'une importante entreprise de « production » de volaille - et d'œufs- en batteries dans la région de Briansk, celui-ci s'est ainsi fait élire député en 1996, sous l'étiquette communiste qu'il a par la suite rapidement abandonné quand elle ne lui a plus été nécessaire. Les choses se sont cependant gâtées quand il a voulu se présenter à la Douma d'Etat fin 1999. Il s'affirme en effet ce faisant comme adversaire du gouverneur communiste de Briansk Iouri Lodkine et devra subir l'acharnement de la bureaucratie électorale - qui tentera d'invalider sa candidature-, ainsi que celui d'une campagne de dénigrement. Battu, il a cependant acquis de cette manière un statut reconnu d'opposant à Lodkine qui le servira par la suite. Il prend ainsi sa revanche fin 2003 et l'année suivante, parvient à être élu gouverneur, du fait de la montée du parti pro-Kremlin Russie Unie qui manipula d'ailleurs alors le processus électoral. Il se comporte dès lors comme un « gouverneur poutinien modèle », n'ayant guère intérêt à mettre en avant son statut de patron paternaliste comme initialement. Comme le montre ensuite l'auteur en se référant à d'autres travaux plus généraux, la « carrière » - au sens qu'Howard Becker a conféré à ce concept 3- de Nikolaï Dénine illustre bien l'évolution du champ politique russe au cours des deux dernières décennies, et en particulier celle de la position que les hommes d'affaires ont pu y occuper. Après avoir conquis les assemblées régionales, ceux-ci ont incarné le renouvellement des postes de gouverneur dans une période marquée par l'instabilité politique et la montée de Vladimir Poutine et de ses alliés. Après cette période d'ouverture du pouvoir aux hommes d'affaires, l'actuel Premier ministre russe a cependant refermé le jeu politique, excluant ceux qui ne rentraient pas dans le rang et privilégiant des fonctionnaires politiques professionnels parachutés pour les élections pour les postes de gouverneur de 2005.

  • 4 Pour une présentation -très critique- de ces procédures lancées en contrepartie de prêts aux états (...)
  • 5 Pour une genèse utile de cette notion souvent employée confusément, dans le contexte français, cf F (...)

4Myriam Catusse propose également une étude de cas pour mieux comprendre le fonctionnement du champ politique au Maroc. Il s'agit de l'itinéraire politique malheureux d'Abderrahim Lahjouji, ancien dirigeant de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), autrement dit « patron des patrons », entre 1994 et 2000. Là encore, son entrée en politique s'opère dans une période de mutation des paradigmes politiques dominants. Les logiques de gestion d'entreprise s'imposent alors dans l'action publique, suite notamment à la mise en œuvre du principal plan d'ajustement structurel qu'a connu le pays, de 1983 à 1992, sous l'égide du Fond Monétaire International 4. Malgré le changement d'image favorable des entrepreneurs, l'irruption en politique d'Abderrahim Lahjouji en 2001, avec la création de son propre parti, Forces citoyennes, à la veille des élections législatives (ce type de création incarnant un « grand classique au Maroc » selon l'auteure et d'autres chercheurs). Celui-ci, comme les autres candidats de Forces citoyennes, échouera cependant aux élections législatives de 2002 et 2007. L'auteure attribue ces échecs à la faiblesse des ressources notabiliaires et partisanes de l'impétrant, ce qui fait la différence avec les chefs d'entreprise qui, eux, ont réussi à ce moment-là à prendre effectivement le pouvoir. Ce qui relativise au passage la force du capital entrepreneurial dans l'ascension politique, malgré celle des représentations dites « néolibérales » 5, en mettant notamment en lumière la dépendance toujours forte du champ politique vis-à-vis du système monarchique.

5Contre l'idée d'une spécificité de l'entrée en politique des entrepreneurs et de la rupture que celle-ci impliquerait, Béatrice Hibou propose pour sa part une analyse du cas tunisien. En repartant de la mésaventure de la BIAT (Banque Internationale arabe de Tunisie), qui passa près de la faillite en 1993 suite aux réserves exprimées publiquement par son dirigeant Mansour Moalla quant à l'action gouvernementale. Plusieurs entreprises publiques ôtèrent en effet soudainement leurs dépôts, et l'institution ne dut son salut qu'à l'action de la Banque centrale suite à la démission de M.Moalla. Alors que cette affaire semble cependant témoigner de la sujétion des patrons tunisiens vis-à-vis du pouvoir de Ben Ali, qui passe notamment par la volonté de « rester petit » pour ne pas risquer de s'attirer les foudres du pouvoir. Or, une telle vision sous-estime les autres variables qui peuvent expliquer la faible dimension des entreprises tunisiennes, mais aussi et surtout les marges de manœuvre et d'intervention de leurs dirigeants. Quoique sous contrôle politique, les arrangements, négociations et sollicitations que ces derniers peuvent mener, y compris avec les autorités, montrent au contraire selon l'auteure la dimension éminemment politique de leur activité, bien que celle-ci soit totalement déniée par les intéressés eux-mêmes.

6Au terme de ce dossier, malgré sa relative hétérogénéité quant aux échelles d'analyse, aux contextes ou aux perspectives adoptés par les auteurs, on ressort avec plus de questionnements que de certitudes quant aux processus d'entrée en politique des hommes d'affaires. Loin d'être aussi simple que leur fortune et leur prestige pourrait le laisser penser, ceux-ci reposent encore largement sur d'autres formes de capitaux plus « classiques » dans le fonctionnement du champ politique. Il ne semble notamment pas si évident de se passer des ressources partisanes et notabiliaires notamment semblent et des interdépendances qu'elles impliquent.

  • 6 S'inscrivant, comme il le rappelle, à la suite de trop rares chercheurs tels que William Sewell, Ch (...)
  • 7 Cf Les ghettos du ghotta. Comment la bourgeoisie défend ses espace, Paris, Seuil, 2007

7Ce numéro est complété par deux articles « hors-dossier ». Le premier, signé par Choukri Hmed, propose de revenir sur la « grève des loyers » qu'ont mis en œuvre les résidents des foyers Sonacotra dans les années 1970. Cet événement sert cependant de support à l'affirmation d'une proposition plus théorique, une prise en compte plus attentive de l'espace physique dans le déroulement d'une action collective 6. Si la démonstration est ici assez convaincante, on peut cependant remarquer que la structure spatiale ne joue pas du tout le même rôle selon les mouvements sociaux. Si, comme le montrent bien les travaux de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot 7, les "grands bourgeois" se mobilisent très efficacement pour défendre leurs espaces de vie, ils le font dans la plus grande discrétion possible, tandis que dans le cas d'occupations d'usine ou de manifestations de rue, il s'agira non pas de sauvegarder un espace, mais d'en subvertir symboliquement l'usage ordinaire afin d'apporter. Qui plus est le caractère déterminant - dans tous les sens du terme- de l'espace physique est-il sans doute plus marqué pour les mobilisations locales, mais aussi pour les « mouvements de pauvres » dont la grève des résidents de foyer Sonacotra faisait partie. Quoiqu'il en soit, Choukri Hmed réaffirme ici utilement une dimension essentielle des mouvements sociaux, tout en en rappelant sa dualité - l'espace pouvant représenter aussi bien une contrainte structurelle, mais aussi une ressource et un enjeu pour les agents engagés dans la lutte.

  • 8 Où la répression, longtemps passée sous silence, d'une marche pacifiste provoqua la mort de plusieu (...)

8Dans le deuxième article, Sylvie Thénaut vient remettre en cause la thèse courante selon laquelle le couvre-feu instauré pour les « Français musulmans d'Algérie » à Paris en 1958 et 1961, résulterait surtout de l'importation par le préfet d'alors, Maurice Papon, de mesures qu'il avait eu l'occasion d'expérimenter lors de ses mutations antérieures au Maroc et en Algérie. L'auteure met ainsi en avant les hésitations nombreuses lors de la mise en œuvre desdites mesures, causées par des ambiguïtés pratiques induites par l'exclusion des Marocains ou Tunisiens du couvre-feu, mais aussi par la nécessité pour les membres de certaines professions de continuer à circuler la nuit. C'est davantage la pression de la base policière qui semble avoir conduit les autorités préfectorales à durcir les mesures de contrôle. Ce qui n'exempte pas celles-ci de la responsabilité des massacres du 17 octobre 1961 8, ou du 8 février 1962 dans la station de métro Charonne, mais permet peut-être de mieux comprendre les processus qui y ont mené.

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Notes

1 Sur cette recomposition de l'Etat sous l'apparente forme de la gestion instrumentale, cf notamment Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences-Po, 2004 et notamment la conclusion de l'ouvrage, ainsi que le chapitre intitulé « Contrôle et surveillance. La reconstruction de l'Etat en Grande-Bretagne » par Patrick Le Galès. Pour une application concrète à la politique de recherche européenne, cf Isabelle Bruno, A vos marques, prêts, cherchez !...La stratégie européenne de Lisbonne, vers un marché de la recherche, Bellecombe-en-Bauges, éditions du Croquant, 2008, dont une fiche de lecture est disponible sur ce site

2 Cf Christian Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France (1880-1914), Paris, éd.de l'Ehess, 1999

3 Cf Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985 [1963]

4 Pour une présentation -très critique- de ces procédures lancées en contrepartie de prêts aux états en difficulté financière, cf notamment Joseph Stiglitz, La grande désillusion, Paris, Fayard, 2002

5 Pour une genèse utile de cette notion souvent employée confusément, dans le contexte français, cf François Denord, Néo-libéralisme version française. Histoire d'une idéologie politique, Paris, Demopolis, 2007

6 S'inscrivant, comme il le rappelle, à la suite de trop rares chercheurs tels que William Sewell, Charles Tilly ou Roger Gould. L'auteur oublie cependant dans sa liste de références Oskar Negt et sa notion d'"espace public oppositionnel" -cf l'entretien que ce dernier a récemment accordé à la revue Les Mondes du Travail, n°6, septembre 2008

7 Cf Les ghettos du ghotta. Comment la bourgeoisie défend ses espace, Paris, Seuil, 2007

8 Où la répression, longtemps passée sous silence, d'une marche pacifiste provoqua la mort de plusieurs dizaines - et sans doute centaines- d'Algérien-ne-s, jetés dans la Seine ou morts dans les centres de rétention au cours des jours suivants. Cf Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris : 17 octobre 1961, Seuil, 1991 ou Olivier La Cour Grandmaison (dir.), Le 17 octobre 1961: Un crime d'État à Paris, Paris, La Dispute, 2001

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Pour citer cet article

Référence électronique

Igor Martinache, « Hommes d'affaires en politique », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 25 février 2009, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/731 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.731

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