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Joan Tronto, Hervé Maury, Un monde vulnérable. Pour une politique du "care"

Eloïse Girault
Un monde vulnérable
Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du "care", La Découverte, coll. « textes à l'appui », 2009, 238 p., EAN : 9782707157119.
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Texte intégral

  • 1 TRONTO Joan, Moral boundaries. A political argument for an ethic of care, New York - Londres, Routl (...)
  • 2 KOHLBERG Lawrence, Essays on moral development, New York, Harper and Rose, 1981-1984.
  • 3 GILLIGAN CAROL, In a different choice : psychological theory and women's development, Cambridge, Ha (...)

1Joan Tronto est actuellement professeure de théorie politique au Hunter College de l'Université de New York. Elle est l'auteure de nombreux articles sur le care et le genre, sur les femmes dans la vie politique américaine et la théorie politique féministe. Par ailleurs, elle est, depuis longtemps, engagée dans le combat féministe qui lui semble « incarner un souci de justice et rendre hommage à l'ordinaire de la vie de femmes, d'enfants et d'hommes de toutes races, de toutes religions et de toutes origines ethniques » (p. 19). Il faut noter que le présent ouvrage a été initialement publié en 1993 sous le titre Moral Boundaries. A political argument for an ethic of care1, puis traduit en français par Hervé Maury. Cet essai emprunte à la fois au registre intellectuel et politique. D'un côté, J. Tronto prend position dans le débat suscité par les travaux en psychologie du développement moral de Lawrence Kohlberg 2, débat nourri notamment par les remarques critiques de Carol Gilligan 3. Mais elle revient aussi sur ses expériences militantes et affirme des convictions idéologiques et politiques profondes. Elle déclare notamment son espoir de voir s'affirmer « un monde où la sollicitude des personnes les unes pour les autres serait un principe valorisé de l'existence humaine » (p. 20).

  • 4 Le mot care, courant en anglais, est à la fois un verbe qui signifie « s'occuper de », « faire atte (...)

2L'ouvrage débute par un constat. J. Tronto remarque que, loin de ne concerner que le secours aux plus démunis, le car - que l'on peut définir comme la « sollicitude » et/ou le « soin »4 - est indispensable à la vie de chaque être humain. Pour autant, cette notion ne joue pas un rôle important en théorie morale. Ainsi, à l'exception de quelques théoriciennes féministes, peu de spécialistes de philosophie morale s'y sont intéressés. Par ailleurs, le care est une activité socialement dévalorisée. L'auteure s'interroge donc : « que signifierait, dans nos sociétés modernes contemporaines, prendre au sérieux, comme faisant partie de notre définition d'une société bonne, les valeurs du care - prévenance, responsabilité, attention éducative, compassion, attention aux besoins des autres - traditionnellement exclues de toute considération publique » (p. 28) ? Selon Joan Tronto, répondre avec sérieux à cette question suppose « une transformation radicale de la manière dont nous concevons la nature et les frontières de la morale » ainsi qu'un « renouveau, tout aussi radical, de la réflexion sur les structures de pouvoir et le situation de privilèges » (p. 28). L'auteure s'attèle donc ici à déconstruire « les idées ou les valeurs qui fonctionnent comme des frontières, en ce qu'elles excluent toute prise en considération d'autres idées de la morale » (p. 32).

  • 5 WEBER Max, Le savant et la politique, Paris, Plon, 1963.

3Selon Joan Tronto, la première et la plus importante des frontières morales dont nous aurions à tenir compte est celle qui s'établit entre la morale et la politique 5. Il s'avère qu'« au lieu de considérer morale et politique comme un ensemble d'idées congruentes et étroitement liées, la plupart des théoriciens du politique contemporains considèrent la relation entre politique et morale des deux manières suivantes » (p. 34). Politique et morale sont ainsi soit pensés sous un rapport instrumental, soit considérés comme des domaines de la vie qu'il convient de maintenir séparés aussi nettement que possible. Cette frontière a comme effet d'occulter « le fait que le pouvoir a besoin d'un fondement moral et [...] que la vertu exerce en retour une sorte de pouvoir » (p. 134). L'auteur attire aussi notre attention sur une seconde frontière, celle du « point de vue moral ». Cette dernière suppose que les jugements moraux soient formulés d'un point de vue distant et désintéressé. Dans cette perspective, la morale apparaît comme un domaine situé au-delà même des émotions et des sentiments et, de ce fait, n'appartient qu'à la raison. De fait, « toute analyse de la morale faisant appel aux émotions, aux circonstances de la vie quotidienne et aux conditions politiques semble nécessairement dénaturée par l'intrusion au sein de cet univers d'éléments non rationnels et idiosyncrasiques » (p. 37). De même, la théorie du « point de vue moral » nous empêche de situer les théories morales dans un contexte politique et dans les relations de pouvoir qui en découlent. L'auteure réfute cette perspective, estimant que la morale est toujours contextuelle et historicisée, même lorsqu'elle revendique l'universalité.

4La troisième frontière que souligne Joan Tronto est celle qui s'établit entre vie publique et vie privée. Cette dernière n'est pas sans effet sur la condition féminine. En effet, « si la ligne de partage spécifique entre vie publique et vie privée change au cours du temps et selon les aires culturelles, il existe dans l'ensemble de la pensée occidentale une division entre vie publique et vie privée où les femmes sont assignées au domaine privé. Ainsi, même si les femmes [peuvent] démontrer qu'elles possèdent un ensemble de qualités morales propres, elles [sont] facilement circonscrites dans la sphère privée et familiale » (pp. 37-38). L'existence de cette frontière entre vie publique et privée tend notamment à neutraliser l'argument de la « moralité des femmes ». Il faut rappeler que « tout au long du XXème siècle, afin d'améliorer la position des femmes dans la sphère publique, nombre de leurs partisans ont utilisé comme instrument de promotion politique l'idée selon laquelle elles seraient plus morales que les hommes. [...] La « moralité des femmes » est donc apparue, non seulement comme une réalité de la vie, mais aussi comme une stratégie convaincante du changement politique » (p. 25). L'argument ne s'est jamais révélé payant, en raison des idées et valeurs qui entravent la théorie féministe.

5Joan Tronto ne propose pas d'abolir ces frontières, mais de les redéfinir afin d'inclure la possibilité d'une participation de plein droit des femmes à la vie publique et de fonder une « éthique du care ». Dans cet essai, elle s'interroge : quelle est l'origine de ces frontières ? Quel rôle stratégique jouent-elles ? Qui est inclus et qui est exclu par le tracé de ces frontières morales ? Quelles sont les conséquences de ce découpage ? Selon l'auteure, ces « lignes de partage » sont apparues en Europe au XVIIIe siècle, siècle marqué par d'importantes transformations sociales et économiques. Rappelons que c'est à cette époque que la vie économique commence à s'écarter de la vie familiale ; les sphères domestique et productive tendent à se séparer. Parallèlement, la famille devient une sphère davantage privée. Joan Tronto constate que cette mutation des « formes de vie » s'est accompagnée d'une évolution des idées sur la distance sociale et d'une transformation de la pensée morale. « Dès le XVIIIème siècle, les individus sont quotidiennement en rapport avec un plus grand nombre de personnes, se déplacent sur de plus grandes distances et réfléchissent davantage en termes de « public » » (p. 64). Tandis que se développe une plus grande distance sociale par rapport à ceux que l'on considérait comme proches, ceux qui étaient plus distants apparaissent plus proches : « un sentiment plus vif d'une commune humanité s'est renforcé tout au long du siècle » (p. 70).

6Ces transformations de la notion de distance sociale ne sont pas sans poser difficulté aux penseurs européens. Les théories morales fondées sur les ressources du local n'apparaissent plus viables. En s'appuyant sur les travaux de trois grands moralistes des Lumières écossaises (Francis Hutcheson, David Hume, Adam Smith), Joan Tronto montre que « sur toute la durée du XVIIIème siècle, la morale qui s'appuyait sur un contexte social particulier s'est révélée inadéquate et la morale fondée sur des prémisses universelles en est venue à prédominer » (pp. 55-56). On assiste alors au passage d'une certaine confiance accordée aux théories morales contextuelles à une acception générale de la morale universaliste. Il faut aussi souligner qu'au cours des Lumières écossaises, « l'espoir d'une vie morale fondée sur des sentiments moraux raffinés est devenu moins plausible » (p. 84). Mais « à mesure que les sentiments moraux purs ont été écartés de la vie morale par des penseurs acquis à l'idée qu'elle devait être (au moins en partie) contrôlée et modérée, ces sentiments purs ont été de plus en plus localisés au sein du foyer. Là, ils ont été affectés aux gardiennes de la famille, les femmes » (pp. 90-91). Alors que la famille apparaît comme un antidote à la vanité, à la corruption et à l'intérêt personnel - caractéristiques de la sphère publique -, il est revenu aux femmes d'incarner les sentiments de sympathie, de bienveillance et d'humanité. C'est donc durant le XVIIIème siècle que se noue l'association entre « moralité des femmes » et sentiments moraux.

  • 6 On rappellera que cet auteur, qui a eu une large influence sur Habermas, Morale et communication. C (...)
  • 7 Elle remarque tout d'abord que sa théorie « fonctionne mieux pour les quatre premiers stades du dév (...)
  • 8 GILLIGAN Carol, Une voix différente : pour une éthique du care, op. cit., p. 40.
  • 9 Trois caractéristiques les distingueraient. Tout d'abord, l'éthique du care reposerait sur des conc (...)

7Après avoir mis en exergue les conditions socio-historiques qui ont permis la construction des « frontières morales », J. Tronto explore, dans un second temps, les débats relatifs à la psychologie du développement moral. Elle montre que, malgré leur prétention à l'universalité, la majorité des théories morales contemporaines maintiennent les positions des privilégiés et ne parviennent pas à changer les termes du débat sur la morale et le genre. Les travaux de L. Kohlberg constituent un point de départ obligé. 6 Joan Tronto adresse une série de critiques aux recherches de Kohlberg (pp. 102-113). 7. Dans un second temps, elle présente les travaux de Carol Gilligan, qui a développé une approche critique de la théorie de Kohlberg. De manière générale, elle valide sa méthode et son cadre de travail, conservant, par exemple, la notion de « stades de développement ». En outre, elle partage avec lui l'idée selon laquelle la morale est définie par un processus de pensée, plutôt que par un ensemble de principes essentiels. Mais elle relève un biais de genre dans le travail de Kohlberg. Elle affirme l'existence d'une « voix morale différente », renvoyant le plus souvent à l'expérience des femmes 8. Selon elle, les femmes auraient une sensibilité morale différente de celle des hommes ; elles seraient plus proches du domaine du concret et du soin. De manière générale, C. Gilligan en vient à distinguer l'« éthique de la justice et des droits » et l'« éthique du care et de la relation ». 9 Pour C. Gilligan, il est indéniable que l'éthique du care est liée au genre. Joan Tronto estime pour sa part qu'une telle argumentation ne résiste pas à examen empirique (pp. 124-126). Comment expliquer alors que ces recherches postulant une « voix différente » emportent l'adhésion ? Il semble que l'argumentation de C. Gilligan vienne renforcer certains préjugés sur le genre, ce qui facilite incontestablement sa réception. Ainsi, « l'idée que les femmes ont une sensibilité morale différente de celle des hommes, plus proche du concret et du domaine du soin, est un argument admis de longue date dans la culture américaine ». « Il tire en partie sa force d'idées sexistes traditionnelles sur les rôles de genre. Ainsi, les femmes sont considérées comme étant moins délinquantes, plus maternelles, moins portées au mensonge, etc. » (p. 124). Par ailleurs, l'argument de Gilligan apporte une caution quasi-scientifique à l'idée que les hommes et les femmes sont essentiellement différents. Or, « même si l'essentialisme a connu des temps difficiles dans la théorie féministe au cours des dernières années, il demeure largement accepté » (p. 124).

8Dans la troisième partie de l'ouvrage, intitulée « Pour une éthique du care », J. Tronto s'efforce de changer les termes du débat sur la morale et le genre. Pour ce faire, elle examine comment le parti d'accorder de la valeur aux activités humaines du care peut transformer nos valeurs. Une telle réévaluation nous engage dans un processus autant politique que moral. Inévitablement, « le monde nous semblera différent si nous déplaçons le care de la position périphérique qui est actuellement la sienne pour lui assigner une place plus proche au cœur de la vie humaine » (p. 141). J. Tronto propose une définition précise du care (la « sollicitude » et/ou le « soin »), suggère qu'il soit « considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible » (p. 143). Pour l'auteure, le care ne se limite donc pas aux interactions que les humains ont avec les autres. Il convient d'y inclure aussi les soins que nous pouvons apporter à des objets et à notre environnement. Il faut souligner que, pour Joan Tronto, le soin n'est pas simplement une préoccupation intellectuelle, ou un trait de caractère. C'est aussi et surtout une pratique concrète qui se déploie selon un processus qui comporte quatre phases : « caring out » (se soucier de), « taking care of » (prendre en charge), « care giving » (prendre soin), « care receiving » (recevoir le soin). Des conflits existent souvent entre chaque phase, voire au sein de chaque phase.

  • 10 De manière générale, l'auteure estime urgent de proposer une réflexion systématique sur le soin. El (...)

9Définir le care permet de réaliser la place particulièrement importante qu'il occupe dans notre vie et de s'interroger, avec Joan Tronto : pourquoi le soin a-t-il si peu retenu l'attention des théoriciens, sociologues, politistes et philosophes ? Pourquoi le care n'est-il pas une catégorie centrale de l'analyse de la société ? « Dans notre société, le care et les éléments qui le composent sont souvent l'objet de discussions et de réflexions, mais pas sous une forme systématique » (p. 155). Joan Tronto développe la thèse selon laquelle il existerait dans nos sociétés modernes une division implicite. « Je pense, écrit-elle, que nous nous rapprochons de la réalité lorsque nous disons que le « souci des autres » et la « prise en charge » sont les obligations des puissants ; il est laissé aux moins puissants de prendre soin des autres et de recevoir le soin » (p. 158). Si le travail de soin est dévalorisé, la sollicitude l'est également sur un plan conceptuel, car elle est reliée à la sphère privée, à l'émotion et à la nécessité. Joan Tronto réfute cette association, affirmant que les émotions et les dispositions morales ne constituent qu'un aspect du care. 10 Quoi qu'il en soit, nous ne serons capables de transformer le statut du care et le statut de ceux qui effectuent le travail de soin que si nous l'envisageons sous un angle politique. Il faut d'abord prendre acte que les conceptions libérales de l'autonomie individuelle rejettent la dépendance, parce que cette dernière implique que ceux qui se préoccupent des dépendants peuvent exercer un pouvoir sur eux. Joan Tronto défend, quant à elle, une position différente. Elle remarque que « si nous n'avons pas tous besoin de l'aide des autres en toutes circonstances, notre autonomie ne s'acquiert qu'après une longue période de dépendance et, à bien des égards, nous restons dépendants des autres tout au long de notre vie » (p. 212). C'est précisément cette intrication de l'autonomie et de la dépendance qui fait la condition humaine. L'auteur remarque, en outre, qu'on ne peut construire une éthique du care qu'en passant d'une égalité formelle à une égalité réelle de tous les citoyens. Par ailleurs, elle incite à « reconsidérer cette représentation de la vie comme considérée comme séparée entre sphères publique et privée » (p. 215).

  • 11 On notera que la revueMultitudes a consacré un dossier à la « politique du care » (n°37-38, 2009). (...)
  • 12 LAUGIER Sandra, MOLINIER Pascale, « Politiques du care », Multitudes, n° 37-38, 2009, p. 74-75.

10Au final, il faut retenir que cet essai réintègre la question éthique du care au cœur même de la sphère politique, en la définissant comme une pratique processuelle, contextualisée et située. Le care n'est pas seulement une attitude morale et un travail : c'est un idéal politique qui dessine les qualités des citoyens pour une société réellement démocratique 11. A ce propos, Sandra Laugier et Pascale Molinier soulignent « la radicalité politique et la force critique de la perspective du care : sur la réflexion politique et morale (par-delà les discours convenus sur la précarité), sur les politiques sociales, sur les rapports et les inégalités entre femmes, sur les pratiques ordinaires de la « conciliation », sur les traitements de la famille dans les politiques publiques » 12. La qualité de cet ouvrage réside dans son parti pris de déconstruire certaines frontières morales et dans le caractère méthodique de cette déconstruction. Joan Tronto ne se contente pas de refuser la posture essentialiste. Elle propose une analyse des conditions historiques qui ont favorisé l'association entre « moralité des femmes » et sentiments moraux. Ce faisant, elle démythifie l'idée selon laquelle quelque chose d'inhérent aux femmes les associe aux sentiments moraux plutôt qu'à la raison, au particulier plutôt qu'à l'universel.

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Notes

1 TRONTO Joan, Moral boundaries. A political argument for an ethic of care, New York - Londres, Routledge, 1993.

2 KOHLBERG Lawrence, Essays on moral development, New York, Harper and Rose, 1981-1984.

3 GILLIGAN CAROL, In a different choice : psychological theory and women's development, Cambridge, Harvard University Press, 1982. L'ouvrage a été traduit en français. Cf. GILLIGAN Carol, Une voix différente : pour une éthique du care, Paris, Flammarion, 2008

4 Le mot care, courant en anglais, est à la fois un verbe qui signifie « s'occuper de », « faire attention », « rendre soin », « se soucier de » et un substantif qui pourrait, selon les contextes, être rendu en français par « soin », « attention » ou « sollicitude ».

5 WEBER Max, Le savant et la politique, Paris, Plon, 1963.

6 On rappellera que cet auteur, qui a eu une large influence sur Habermas, Morale et communication. Conscience morale et activité communicationnelle, Paris, Cerf, 1996), propose une théorie - cognitive et séquentielle - du développement moral. Sur la base de ces recherches, il a réparti le développement moral en « six stades ». On notera que ces stades sont « cognitifs (en ce qu'ils dépendent des compétences intellectuelles pour aboutir à un développement), séquentiels (en ce qu'il est nécessaire de passer par les stades dans l'ordre indiqué) et hiérarchiques, en cela que ceux qui se situent à des stades plus élevés ont une meilleure sensibilité morale que ceux qui sont à des stades inférieurs » (pp. 102-103).

7 Elle remarque tout d'abord que sa théorie « fonctionne mieux pour les quatre premiers stades du développement moral que pour les derniers. Les personnes qui atteignent les stades postconventionnels sont très peu nombreux » (p. 104). Ces recherches constituent en fait « une manière élitiste de rendre compte du développement moral [...] qui n'explique pas comment nous pouvons créer ou garantir les conditions pour qu'existent des acteurs moraux désireux de se comporter moralement en société » (p. 113). Comment alors expliquer la réception de l'œuvre de l'œuvre de Kohlberg ? « Je crois, écrit Joan Tronto, que la raison pour laquelle sa théorie est si largement acceptée dans le monde universitaire a peu à voir avec sa valeur de vérité, mais bien davantage avec ses conséquences en termes de pouvoir. [En effet], la théorie de Kohlberg produit ce résultat : ceux qui ont la meilleure éducation sont les plus moraux. [...] En postulant ses stades de développement moral, cette théorie ne court aucun risque dans les configurations actuelles du pouvoir » (p. 113)

8 GILLIGAN Carol, Une voix différente : pour une éthique du care, op. cit., p. 40.

9 Trois caractéristiques les distingueraient. Tout d'abord, l'éthique du care reposerait sur des concepts moraux différents de ceux de l'éthique de justice ; elle mobiliserait la responsabilité et les relations plutôt que les droits et la règle. Par ailleurs, cette morale serait liée à des circonstances concrètes, au lieu d'être formelle et abstraite. Enfin, elle s'exprimerait non pas sous la forme d'un ensemble de principes, mais sous la forme d'une activité (la mise en œuvre du care).

10 De manière générale, l'auteure estime urgent de proposer une réflexion systématique sur le soin. Elle remarque tout d'abord que « le care ne subsume pas toute la morale ». « Il ne délégitime pas des principes tels que : ne pas mentir, ne pas manquer à ses promesses, éviter de nuire à autrui. Réciproquement, observer tous ces préceptes moraux en ignorant le rôle central du care dans la vie humaine aboutirait à une morale incomplète » (p. 172). La pratique de l'éthique du care est en fait particulièrement complexe. Elle repose sur quatre éléments : l'attention, la responsabilité, la compétence et la capacité de réponse (pp. 173-182). Agir "comme il faut", en accord avec une éthique du care, demande que ces quatre éléments soient intégrés en un tout approprié. Cela nécessite de résoudre une série de problèmes moraux inhérents à la nature du care, comme « le localisme », « les besoins sublimés et la colère de ceux qui prennent soin des autres » ou le « risque de paternalisme » (pp. 195-203).

11 On notera que la revueMultitudes a consacré un dossier à la « politique du care » (n°37-38, 2009). Signalons aussi la parution d'un ouvrage collectif sur le care. Voir LAUGIER Sandra, MOLINIER Pascale, PAPERMAN Patricia (éds), Qu'est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Payot, 2009.

12 LAUGIER Sandra, MOLINIER Pascale, « Politiques du care », Multitudes, n° 37-38, 2009, p. 74-75.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Eloïse Girault, « Joan Tronto, Hervé Maury, Un monde vulnérable. Pour une politique du "care" », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 10 février 2010, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/929 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.929

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Rédacteur

Eloïse Girault

Doctorante en science politique UMR Triangle (Ecole normale supérieure de Lyon, Institut d'études politiques de Lyon, Université Lumière Lyon 2)

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