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Patrick Italiano, Du « capital social » à l'utilité sociale. Petite étude sur le lien social chez les personnes précarisées

Diane Rodet
Du « capital social » à l'utilité sociale
Patrick Italiano, Du « capital social » à l'utilité sociale. Petite étude sur le lien social chez les personnes précarisées, Presses universitaires de Liège, 2007, EAN : 9782874560477.
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Texte intégral

  • 1 Au sens donné par Maslow, Abraham, 1943, « A Theory of Human Motivation », Psychological Review, 50 (...)

1Plusieurs décès de « sans-domicile » cet hiver ont ranimé le débat sur la prise en charge des personnes vivant dans la rue en cas de grand froid. Doit-on les emmener dans des centres d'hébergement contre leur gré ou au contraire respecter, quelles qu'en soient les conséquences, leur volonté de demeurer là où elles le souhaitent ? Pourquoi par des températures descendant en dessous de zéro, certains refusent-ils le toit qu'on leur propose? A ces questions plusieurs réponses on été apportées mais il semble que le cadre de pensée invoqué demeure cependant souvent celui des besoins physiologiques1. Ces derniers sont indiscutablement envisagés comme prioritaires, devant ceux de reconnaissance et d' appartenance sociale, ou encore d'estime de soi.

  • 2 Patrick Italiano est chercheur en sociologie à l'Université de Liège (Ulg).
  • 3 Patrick Italiano préfère le terme « lien social », plus neutre, pour éviter que l'usage de celui de (...)

2C'est précisément cette perspective que renverse l'ouvrage Du capital social à l'utilité sociale, dans lequelPatrick Italiano2 souligne l'importance du « capital social », ou « lien social »3 pour comprendre les trajectoires des personnes vivant dans la rue. Comme le montre l'enquête qualitative réalisée à Liège, Namur et Charleroi auprès de 34 personnes (sans abris et travailleurs sociaux), la notion de lien social permet non seulement de comprendre pourquoi il est si difficile pour certains d'occuper un nouveau logement, mais également d'esquisser des politiques à mener pour les y aider.

  • 4 Voir à ce sujet Putnam, Robert, Bowling Alone, Simon and Schuster, New York, 2000, ou encore Bevort (...)

3Cette étude est issue d'un projet de recherche mené depuis 2003 par le CLEO (Centre d'Etude de l'Opinion de l'Université de Liège) et l'IWEPS (Institut Wallon de l'Evaluation, de la Prospective et de la Statistique), intitulé « Identités et Capital Social ». Sa phase qualitative, dont est tiré le présent ouvrage, avait pour objectif de préciser les conditions d'évolution du capital social au cours de la vie de personnes définies comme « précarisées ». Ce travail présente une double originalité : la notion de capital social y est d'une part abordée sous l'angle inhabituel des trajectoires individuelles de vie, et non selon la problématique désormais classique du lien entre capital social global d'une société et fonctionnement des politiques publiques4. Il comporte d'autre part également l'intérêt d'interroger des personnes sous représentées dans l'enquête quantitative et à propos desquelles une réflexion sur les politiques d'intégration sociale s'avère particulièrement nécessaire.

4L'ouvrage est divisé en six parties correspondant aux principaux résultats de l'enquête. Le premier est que les personnes rencontrées n'ont pas comme point commun un déficit initial de liens sociaux. Leur insertion sociale de départ ne répond à aucune règle générale. Si un certain nombre des enquêtés raconte avoir eu une enfance « institutionnalisée », c'est-à-dire passée au sein d'institutions telles que l'orphelinat, une maison de placement ou encore une famille d'accueil, c'est loin d'être le cas de toutes. D'autres ont vécu avec des parents violents, ou leurs laissant la charge de leurs frères et sœurs. D'autres encore semblent avoir eu une enfance « sans problème » et même parfois marquée par des insertions sociales très réussies conduisant à de longues période de vie au contact de milieux associatifs, aisés et influents, ou encore militants et syndicaux. L'existence de liens sociaux n'apparaît pas comme une garantie suffisante contre l'entrée dans la précarité.

5Il est alors possible de se demander si ce n'est pas au contraire le fait de vivre à la rue qui est à l'origine d'une perte de liens sociaux. A nouveau, la réponse n'est pas uniforme. L'auteur émet l'hypothèse qu'il s'agit souvent de personnes dont une certaine fragilité (due sans doute à leur socialisation antérieure) rend plus difficile la réaction à des accidents de la vie, tels que la perte d'un emploi ou une séparation. Ces évènements déclencheurs peuvent également s'avérer être aussi « simples » qu'un déménagement, qui provoque chez certaines personnes une perte des repères et des contacts précédents. Un séjour en prison, un épisode de toxicomanie ou de jeu sont également des facteurs de prise de distance avec l'entourage, bien que de même que dans les exemples précédents, ce ne soit pas une généralité. Ainsi selon l'auteur, ces accidents de parcours ne peuvent pas être vus comme provoquant systématiquement une perte de tout réseau, certaines personnes parvenant au contraire très bien à renouer des contacts par la suite; tel M. V : « J'aurais pu me retrouver tout seul, mais je me suis toujours bougé pour reprendre des contacts. L'isolement vient très facilement, mais moi, j'ai besoin des gens pour vivre. » Pour les éducateurs interrogés il n'existe pas de lien unilatéral entre le fait d'être à la rue et celui de perdre ses relations sociales; Parfois la perte d'attaches conduit à la rue, d'autres fois la vie à la rue précède l'isolement.

  • 5 Maslow, Abraham, 1943, « A Theory of Human Motivation », Psychological Review, 50, 370-396.

6Si la relation entre perte de contacts et entrée dans la précarité n'est pas clairement établie, la place du lien social n'en est pas moins importante dans le fait de vivre dehors. Contrairement à ce que présentait la pyramide de Maslow5, le lien social apparaît comme un besoin de base, devant ceux de se nourrir ou se chauffer. Cette nécessité explique en effet en partie le fait de continuer à vivre dans la rue, et c'est là probablement un des apports principaux de cette enquête. Comme l'expriment clairement les éducateurs de rue de Charleroi : « Trouver un logement c'est se retrouver tout seul. Des gens qui ont retrouvé un logement reviennent en rue pour briser leur solitude ». Les liens sociaux de la rue sont décrits de manière ambivalente mais largement préférable à l'isolement : Il s'agit d'une « famille », il y a de la méfiance mais également de la « solidarité ». La peur de l'isolement se traduit également par l'attachement qu'ont certains à leurs animaux de compagnie, souvent des chiens. Il semble qu'il manque un accompagnement social après la sortie de la rue pour pallier la solitude qui l'accompagne.

  • 6 Bawin Bernadette, Stassen, Jean-François (dir), L'exclusion et l'insécurité d'existence en milieu u (...)

7L'auteur retrace ensuite les normes particulières liées au fait de vivre dans la rue. Les relations y apparaissent dures, l'amitié se transformant en haine du jour au lendemain, le rapport au temps semble centré sur l'instant présent. Les discours des travailleurs sociaux et des personnes ayant vécu longtemps à la rue décrivent un refus des normes de la société globale, un « retrait » au sens de Jean-François Stassen6, dû à l'absence du sentiment d'utilité sociale.

  • 7 Expression de Jean-François Stassen, op. cit.

8Enfin, les deux derniers résultats de l'enquête portent sur l'importance de l'entraide et la question de la confiance dans les trajectoires des personnes interrogées. L'aide reçue est plutôt synonyme de déception. Les personnes interrogées ont le plus souvent refusé l'aide de leurs proches ou de structures spécialisées de peur de déranger mais également pour éviter ce qu'ils perçoivent comme des reproches ou des jugements. L'aide donnée revêt à l'opposé une importance décisive. Les récits d'épisodes dans lesquels les enquêtés ont l'occasion de rendre service et se montrer généreux sont nombreux et se transforment parfois en premiers pas vers un véritable processus de réinsertion. L'auteur cite en particulier l'histoire de deux sans abris ayant progressivement mis en place une caisse de solidarité pour apporter de petits présents (yaourts...) à leurs « collègues » hospitalisés. Constituée à l'origine par 10% de leurs recettes, la caisse est ensuite alimentée par une collecte de l'église, puis est appuyée par des associations et enfin le relai social de Charleroi. Ce projet spontané a conduit ses deux initiateurs à un retour à la « société normale » (selon les dires de l'un) passant par l'occupation d'un logement. C'est le sentiment d'utilité7 et la recréation de liens presque familiaux (« ça remplace la famille ») qui permet ce que l'auteur désigne comme « une resocialisation spontanée »: les résistances aux dispositifs d'aide sociale s'évaporent, la prise en compte du temps sur le long terme redevient possible. Un contact avec la rue demeure néanmoins : l'aide est dirigée vers ceux qui sont dans la situation où les personnes étaient avant.

9Étant donné la place accordée à la notion de confiance dans les théories classiques du capital social pour expliquer le bon fonctionnement d'une société, on s'attendrait à voir l'absence de confiance expliquer ici les dysfonctionnements. Il n'en est pourtant rien; lorsque les enquêtés font référence aux déceptions auxquelles ils ont été confrontés en faisant parfois preuve de confiance à tort, c'est toujours en mentionnant des cas particuliers et sans les monter en généralité. Les personnes interrogées ne se caractérisent pas par une méfiance particulière. C'est en revanche dans la relation aux travailleurs sociaux que la confiance apparaît la plus décisive : elle est au fondement des rencontres qui donnent ensuite accès aux structures d'aides institutionnalisées. Le lien social apparaît ainsi comme un moyen de reconstruire l'image de soi qui a été fragilisée (lorsque l'on se sent utile aux autres) et comme moyen d'accès à d'autres ressources (lorsque la confiance envers quelqu'un permet de bénéficier des institutions adaptées).

  • 8 Et favorise la création de « bonding social capital », capital social reliant des personnes semblab (...)
  • 9 Relais social du pays de Liège, Rapport d'activités du pôle d'accueil de nuit, 2004.

10A l'aide d'exemples concrets issus du travail de terrain, l'auteur livre enfin quelques « indications pour une politique publique » visant à lutter contre la précarité en s'appuyant sur les liens sociaux. L'action du Relais social du pays de Liège repose en particulier sur une cafétéria offrant la possibilité à ses clients de s'y engager comme bénévole pour prendre part à son fonctionnement. Ce lieu permet ainsi, grâce aux soirées et aux activités proposées de tisser des liens décrits comme plus stables que ceux de la rue8. Il permet de plus aux bénévoles de retrouver un sentiment d'utilité sociale , un « sens du rapport à autrui »9. La deuxième innovation décrite est celle des « budgets participatifs ». Conçus et réalisés par les utilisateurs du Relais social de Charleroi, ces projets comprennent des sorties culturelles, des ateliers d'écriture ou encore un accès informatique pour les gens de la rue. Leur objectif est toujours de venir en aide à des personnes en situation de grande précarité. A Namur, enfin, l'association LST (Luttes Solidarités Travail) organise les personnes précarisées autour de l'entraide et de la discussion socio-politique sur la condition sociale de la précarité. Dans les trois initiatives présentées, la prise en charge collective des problèmes et la réciprocité de l'aide sont déterminantes dans la restructuration des modes de vie. Ils s'appuient sur l'impact positif constaté sur les initiateurs en terme de confiance et d'estime de soi, de restauration du rapport au temps. Ces dispositifs ont des indices d'efficacité très positifs en terme de resocialisation. Certains participants reprennent des formations qualifiantes pour devenir éducateurs, travailler dans l'hôtellerie-restauration, ou encore le bâtiment.

  • 10 Field, John, Social Capital Routledge, London, 2003.
  • 11 Position défendue par John Field, Op. Cit.

11On peut par ailleurs souligner que l'association LST présente l'intérêt de dénoncer les dispositifs publiques ayant pour effet de détruire le lien social : règlements répressifs concernant la mendicité, législation sur le bénévolat empêchant les allocataires sociaux d'y prendre part etc... Ces dénonciations rejoignent ici les travaux de John Field10, lequel met également en lumière les effets pervers de politiques aboutissant à détruire les liens sociaux (les politiques de logement visant à « assainir » les centres villes par exemple, remplaçant en réalité la population par une plus aisée). Le premier objectif d'une politique publique en direction du lien social devrait ainsi être de «ne pas nuire ».11

12L'auteur livre ainsi à travers cet ouvrage un véritable plaidoyer pour des politiques publiques de lutte contre la précarité s'appuyant sur la restauration des liens sociaux. La thèse proposée apparaît par ailleurs dépasser largement le simple cadre de l'intervention en faveur des publics les plus fragilisés. Elle touche en effet la question des priorités de l'action publique de façon plus générale, en soulignant l'importance de la prise en compte des besoins immatériels au même titre (au moins) que les matériels. On ne peut donc que regretter que ce petit livre ne soit pas plus grand ; la disproportion entre l'importance des pistes esquissées et la modestie de l'enquête et des analyses qui en sont issues laisse espérer la poursuite de ces travaux.

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Notes

1 Au sens donné par Maslow, Abraham, 1943, « A Theory of Human Motivation », Psychological Review, 50, 370-396.

2 Patrick Italiano est chercheur en sociologie à l'Université de Liège (Ulg).

3 Patrick Italiano préfère le terme « lien social », plus neutre, pour éviter que l'usage de celui de « capital » auprès de personnes démunies n'apparaisse comme une provocation.

4 Voir à ce sujet Putnam, Robert, Bowling Alone, Simon and Schuster, New York, 2000, ou encore Bevort, Antoine, Lallement Michel (dir), Le capital social, Editions La Découverte, 2006.

5 Maslow, Abraham, 1943, « A Theory of Human Motivation », Psychological Review, 50, 370-396.

6 Bawin Bernadette, Stassen, Jean-François (dir), L'exclusion et l'insécurité d'existence en milieu urbain, Luc Pire- Edition Ulg, Liège, 2001.

7 Expression de Jean-François Stassen, op. cit.

8 Et favorise la création de « bonding social capital », capital social reliant des personnes semblables, d'après Robert Putnam.

9 Relais social du pays de Liège, Rapport d'activités du pôle d'accueil de nuit, 2004.

10 Field, John, Social Capital Routledge, London, 2003.

11 Position défendue par John Field, Op. Cit.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Diane Rodet, « Patrick Italiano, Du « capital social » à l'utilité sociale. Petite étude sur le lien social chez les personnes précarisées », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 24 février 2009, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/729 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.729

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