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Jean-Michel Chaumont, Le mythe de la traite des blanches. Enquête sur la fabrication d'un fléau

Lilian Mathieu
Le mythe de la traite des blanches
Jean-Michel Chaumont, Le mythe de la traite des blanches. Enquête sur la fabrication d'un fléau, La Découverte, 2009, 321 p., EAN : 9782707158093.
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Texte intégral

1De 1924 à 1927, un groupe international d'une douzaine de femmes et hommes, issus de la meilleure société et dotés des titres les plus honorables, se réunit dans le palais genevois de la Société des nations. Les raisons de cette réunion sont, on ne peut plus nobles et généreuses, et en même temps empreintes d'une grande ambition intellectuelle. Il s'agit en effet d'engager une lutte sans merci contre le redoutable fléau de la « traite des blanches ». De nombreuses jeunes femmes, naïves et innocentes, tombent en effet dans les filets de vils séducteurs qui se révèlent de dangereux proxénètes et qui, après les avoir fait transiter par divers pays, les vendent à des tenanciers de bordels où elles sont contraintes à se prostituer. Il ne s'agit pas simplement d'exprimer une véhémente dénonciation de la traite : pour se donner les moyens d'éradiquer efficacement ce fléau, il faut en disposer au préalable d'une connaissance fine. C'est pourquoi le groupe a recruté une équipe d'enquêteurs, chargés de réaliser un état des lieux mondial de la réalité et des formes de la traite. Unanimement loué pour sa qualité et sa rigueur, le rapport rédigé par le groupe connaît une forme d'accomplissement et de consécration par l'édiction de conventions internationales destinées à lutter contre l'esclavage à fin de prostitution : non seulement l'existence de la traite est scientifiquement prouvée, mais on va désormais disposer des moyens juridiques de la combattre.

2L'ouvrage que Jean-Michel Chaumont consacre à ce groupe, à ses réflexions et à ses conclusions, est sans appel. Ses membres « constituent une bande d'individus malhonnêtes et dangereux » (p. 12), des « tricheurs (...) bien plus dangereux pour le commun des mortels que les “criminels” dont ils prétendaient vouloir nous protéger » (p. 84). De fait, c'est à une véritable mystification que se sont livrés, en toute bonne conscience, ces honorables bourgeois et aristocrates, universitaires et hauts fonctionnaires, sous la houlette du redoutable Isidore Maus, professeur de droit et président du Comité belge de défense contre la traite des femmes et des enfants. En effet, alors que les résultats des enquêtes qu'ils avaient eux-mêmes commanditées convergeaient pour attester que la circulation internationale des prostituées ne prenait pas les formes d'une moderne traite d'esclaves, ceux que la SDN considérait comme ses « experts » ont mis en forme, tronqué et modifié, généralisé abusivement ou à l'inverse minimisé, censuré ou occulté, bref manipulé, les informations dont ils disposaient afin qu'elles viennent conforter la représentation de la « traite des blanches » qu'ils entendaient (et sont parvenus à) imposer. Cela n'aurait peut-être pas été si grave si leur rapport s'était contenté de dresser un portrait erroné du monde prostitutionnel de l'époque, et s'il n'avait pas légitimé la mise en place de dispositifs législatifs liberticides à l'encontre de l'ensemble des femmes, et spécialement des étrangères. Sous prétexte de les protéger de la traite, leur circulation serait désormais davantage placée sous la tutelle des hommes et, « mineures ou majeures, toutes les étrangères seraient réputées incapables et donc traitées comme des irresponsables » (p. 14).

  • 1 Si la traite esclavagiste des noirs constitue la référence à l'aune de laquelle est comparée la « t (...)

3Jean-Michel Chaumont a pu mettre à jour cette formidable manipulation en accédant à ce matériau archivistique inestimable que sont les minutes des séances de travail du groupe des experts. Celles-ci livrent de la manière la plus vive les rapports de force internes au groupe, les points de convergence ou de désaccord entre ses membres, les glissements de sens qu'opèrent les récurrentes propositions d'amendements, d'ajouts ou de suppressions, et laissent transparaître les présupposés (de classe, de genre ou de « race ») 1 ou arrière-pensées politiques (hostilité ou appui à la prostitution réglementée, promotion de l'hygiène sociale et morale, etc.) qui motivent les diverses prises de position. Ainsi voit-on comment la notion même de « traite » est l'objet d'une manipulation qui aboutit non à une définition stricte (ce qui n'aurait pas manqué de faire apparaître son inadéquation à la réalité) mais à un halo notionnel susceptible de rassembler les formes de prostitution les plus diverses, y compris celle des femmes majeures et consentantes. C'est cette richesse documentaire qui rend l'ouvrage fascinant : on a rarement l'occasion de voir la mauvaise foi sûre d'elle-même, la malhonnêteté intellectuelle satisfaite ou l'arrogance moralisatrice aussi clairement à l'œuvre, qui plus est sous couvert d'un projet se disant progressiste.

4Cet ouvrage est appelé à devenir une référence pour différents domaines des sciences sociales. Il s'agit tout d'abord d'une contribution majeure à l'histoire des organisations supranationales, à celle de la SDN bien sûr, mais tout en invitant à cerner ce qui de son héritage perdure dans les institutions contemporaines. Il constitue également un apport à la sociologie de l'expertise en montrant comment à partir d'une sélection et d'une manipulation de données peut se construire un point de vue présentant toutes les apparences de l'autorité et de la rigueur ; si tous les groupes d'experts ne produisent pas, et heureusement, de telles impostures, reste qu'il est rare de voir comment, en pratique, l'« expertise » se construit et s'impose comme telle. Plus aucun-e sociologue de la prostitution, enfin, ne pourra désormais se passer de ce livre - sociologue et pas seulement historien-ne, car c'est aussi du présent que nous parle Chaumont. C'est, à peine retouché, le même mythe de la « traite des blanches » que recyclent aujourd'hui certains mouvements abolitionnistes et féministes, incapables de percevoir les prostituées étrangères autrement que comme de naïves oies blanches facilement abusées par des proxénètes internationaux. Et c'est ce même mythe réactivé qui, aujourd'hui comme hier, légitime l'instauration de lois liberticides contre les migrant-e-s.

  • 2 En 1969, une rumeur se diffuse dans la jeunesse féminine d'Orléans : les jeunes clientes de magasin (...)
  • 3 Arlette Farge, Jacques Revel, Logiques de la foule. L'affaire des enlèvements d'enfants Paris 1750, (...)

5Le « mythe de la traite des blanches », montre Chaumont, s'est d'autant plus facilement imposé qu'il a été produit d'« en haut », que ceux et celles qui l'ont fabriqué étaient issus des couches dominantes et présentaient tous les signes de l'autorité intellectuelle et morale. Cela est certainement vrai, mais sans doute un peu unilatéral et c'est sur ce point qu'on se permettra d'exprimer une réserve. Un tel mythe n'aurait sans doute pu prospérer s'il n'avait pas rencontré un vieux fonds de croyances populaires, celles-là même qu'Edgar Morin étudiait dans sa Rumeur d'Orléans 2 mais aussi celles qui pouvaient, au XVIIIe siècle déjà, amener le peuple parisien à croire que des aristocrates faisaient enlever des enfants pour se soigner avec leur sang 3. Rappeler cela n'enlève rien à la responsabilité des « experts » de la SDN dans la fabrication d'un mythe aux conséquences liberticides, mais permet de mieux comprendre comment se construisent les mythologies modernes.

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Notes

1 Si la traite esclavagiste des noirs constitue la référence à l'aune de laquelle est comparée la « traite des blanches », cette dernière est considérée comme pire que la première : « Elle était pire encore d'abord et tout simplement parce que ses victimes étaient blanches, à la fois blanches de peau et blanches de leur virginale innocence. Elle était pire ensuite parce que, pensait-on, les Noirs réduits en esclavage apprenaient malgré eux les vertus civilisatrices du travail et de la religion tandis que les blanches étaient vouées à une double perdition physique et spirituelle certaine » (p. 7).

2 En 1969, une rumeur se diffuse dans la jeunesse féminine d'Orléans : les jeunes clientes de magasins de vêtements tenus par des juifs seraient droguées dans les cabines d'essayages puis enlevées et forcées à se prostituer dans le cadre de la « traite des blanches ». Elle a été étudiée sur le vif par Edgar Morin : La rumeur d'Orléans, Paris, Seuil, 1969.

3 Arlette Farge, Jacques Revel, Logiques de la foule. L'affaire des enlèvements d'enfants Paris 1750, Paris, Hachette, 1988.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Lilian Mathieu, « Jean-Michel Chaumont, Le mythe de la traite des blanches. Enquête sur la fabrication d'un fléau », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 31 décembre 2009, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/883 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.883

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