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Didier Fassin, Les nouvelles frontières de la société française

Guillaume Arnould
Les nouvelles frontières de la société française
Didier Fassin (dir.), Les nouvelles frontières de la société française, La Découverte, coll. « Bibliothèque de l'Iris », 2010, 598 p., EAN : 9782707159427.
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Texte intégral

1La frontière est un objet théorique particulièrement stimulant pour les sciences sociales. On pense évidemment à la géographie ou à la géopolitique qui ont montré les enjeux spatiaux autour de ce qui sépare. Qui dit frontière dit également histoire et droit, car aucune limite territoriale n'est éternelle. Le mérite de cette somme est d'avoir cherché (et réussi) à utiliser la pluralité sémiologique du terme pour regrouper des analyses pluridisciplinaires autour d'enjeux de société, finalement assez peu étudiés. Rares sont les travaux académiques sur des questions aussi brûlantes que l'immigration ou le racisme qui permettent de balayer autant de problèmes ; ces nouvelles frontières de la société française. On assiste en effet dans ce travail à un dépassement de ce qu'Alain Touraine avait qualifié de nouveaux mouvements sociaux pour décrire les conflits naissants dans les années 70 autour de questions identitaires (écologie, féminisme, régionalisme) et qui étaient « nouveaux » car ne portaient plus sur de simples questions de répartition des richesses.

2Dans l'introduction générale de l'ouvrage qu'il dirige, et qui reprend des travaux menés au sein de l'Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux, Didier Fassin évoque les deux faces de la notion de frontière : la démarcation des territoires (« borders » en anglais), les limites des ensembles (« boundaries » en anglais) qui permettent de mettre en valeur des séparations physiques et mentales. Les contributions du livre cherchent à bien combiner ces deux aspects car en découlent les frontières internes et externes d'une société. Les frontières internes sont « les limites entre catégories sociales racialisées héritées d'une double histoire de la colonisation et de l'immigration ». Les frontières externes correspondent plus classiquement aux « limites du territoire national ». Fassin s'inscrit ainsi dans le prolongement des travaux sur l'histoire de l'immigration (Marie-Claude Blanc Chaléard ou Ralph Schor) en y ajoutant une perspective sociologique et anthropologique liée aux frontières intérieures de la nation : c'est autant l'imaginaire que les pratiques administratives qui assignent des places sociales aux immigrés.

3L'ouvrage comporte trois parties. Dans la première, « généalogies et fondations » on trouve les contributions théoriques les plus académiques : l'historien Gérard Noiriel reprend l'histoire des idées et des fondements de la question raciale afin de remettre en question la validité des schèmes de pensée racialistes et racistes de la fin du XIXème siècle (Gobineau, Le Bon ou Vacher de Lapouge) pour la question du racisme d'aujourd'hui. Le problème s'est posé dans un contexte socio-historique donné, que l'on peut connaître et identifier mais qui n'éclaire pas la xénophobie du Front National par exemple. Dans cette même partie, plusieurs problèmes sociaux généraux éclairent les frontières que rencontrent les travailleurs ou demandeurs d'asile étrangers : la prise en compte de l'acquisition de la langue dans la procédure de naturalisation (Abdellali Hajjat), l'évolution de la politique du logement (Marc Bernardot) ou les difficultés à proposer une prise en charge psychiatrique adaptée qui corresponde à la pratique médicale acquise (Richard Rechtman). Les deux dernières contributions de la première partie évoquent des débats théoriques plus courants dans le monde anglo-saxon : l'émergence de la « whiteness », du fait d'être blanc, aux Etats-Unis notamment ne peut que difficilement servir de grille d'analyse dans un pays comme la France où les frontières relèvent de rapport de force solidement établis et où la vision raciale est refoulée. Enfin Didier Fassin milite pour l'usage du terme « racialisation » pour évoquer les processus par lesquels les individus imposent une « catégorie explicitement ou implicitement raciale sur des individus et des groupes, généralement pour les dominer ou les exploiter, pour les exclure ou les combattre ». Cela permet de dépasser les catégories trop simplistes de « race » ou de « racisme » sans chercher à simplifier ou à systématiser.

4Dans la deuxième partie du livre, « politiques et pratiques », le lecteur se trouve en face d'études de cas, d'applications concrètes de ces nouvelles frontières. Jérôme Valluy montre comment s'est instaurée une xénophobie de gouvernement en Europe, puisque la politique européenne consiste à demander aux pays limitrophes en dehors de l'Union de faire la police des frontières. Ainsi le Maroc se fonde sur les découpages et catégorisations européennes pour lutter contre l'immigration clandestine. Deux contributions montrent les ambiguïtés dans l'émergence de la question des « discriminations » dans le débat public (Alexandre Tandé et Olivier Noël) reconnaître cet état de fait suppose de reconnaître des victimes et suppose un arsenal juridique d'administration de la preuve. La deuxième partie permet également de constater le durcissement des politiques de regroupement familial (Christel Cournil & Manuel Recio) et de suivre les policiers aux frontières dans un centre de rétention (Franck Enjolras) avec leur statut hybride entre gardien de la paix et gardien tout court. La recherche d'Isabelle Coutant dans un service de psychiatrie pour adolescents montre bien l'existence de ces nouvelles frontières et la difficulté de les gérer, et tout simplement de les admettre.

5Dans la troisième partie, intitulée « mobilisations et acteurs », les auteurs nous présentent les actions militantes qui découlent des frontières racialisées de la société française. On découvre ainsi la logique du Réseau éducation sans frontières, animé le plus souvent par des enseignants engagés sur une cause légitimiste -la scolarité (Lilian Mathieu). Grégory Beltran décrit de manière ethnographique la mobilisation pour les demandeurs d'asile qui a consisté à investir l'Université de Tours. Le lecteur intéressé y croisera aussi des individus et des associations impliqués dans l'aide à la procédure d'asile ou l'accueil des demandeurs d'asile. Martina Avanza étudie les stratégies des partis politiques cherchant à promouvoir la « diversité » lors des élections municipales de 2008 : la difficulté de trouver un critère, le choix de la place sur les listes, l'intérêt politique de mobiliser cette diversité ... Eric Fassin conclut cette partie sur le débat français autour de l'intérêt de mettre en place des « statistiques ethniques » et met en valeur le paradoxe de base : si on ne dénombre pas un phénomène comment le mesurer ?

6Enfin dans la quatrième et dernière partie, « expériences et résistances », les contributions relèvent d'une sociologie empirique ou d'une approche anthropologique et nous présentent notamment la vie quotidienne des étrangers en situation irrégulière (Stéphan Le Courant), les difficultés de l'expertise médicale dans un centre de rétention administrative (Nicolas Fischer), les procédures de jugement pour refouler à la frontière (Chowra Makaremi), le vécu des émeutiers de novembre 2005 (Samir Hadj Belgacem & Stéphane Beaud), le racisme au travail subi par des élèves aides-soignantes (Lise Gaignard) et enfin l'expérience quasi-surréaliste de la naturalisation (François Masure) où une décision par essence familiale rencontre une procédure administrative solennelle et suspicieuse.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Guillaume Arnould, « Didier Fassin, Les nouvelles frontières de la société française », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 12 juillet 2010, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/1084 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.1084

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Rédacteur

Guillaume Arnould

Professeur agrégé d’économie et de gestion, académie de Normandie.

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