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Laurence Théry, Le travail intenable. Résister collectivement à l'intensification du travail

Laure Célérier
Le travail intenable
Laurence Théry (dir.), Le travail intenable. Résister collectivement à l'intensification du travail, La Découverte, coll. « Entreprise & Société », 2006, 245 p., EAN : 9782707148841.
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Texte intégral

1Lors de la vague de suicides des salariés de France Télécom, Didier Lombard, le PDG d'alors de l'entreprise, avait déploré « cette mode », conduisant les salariés à mettre fin à leur jour. L'obscène formulation est symptomatique de la faible considération portée par l'élite économique et politique française au problème de la souffrance au travail. Le malaise des salariés au travail est trop souvent réduit à la seule thématique du harcèlement, ou méprisé, car perçu comme relevant de l'excessive sensibilité de salariés qui auraient été jusque là trop peu habitués à réellement travailler. Beaucoup ont également un regard pessimiste et fataliste sur la question, comme si les contraintes de la mondialisation et de la financiarisation des économies devaient obliger les salariés à accepter de fournir des efforts supplémentaires, auxquels ils finiraient tôt ou tard par s'habituer. La seconde édition de l'ouvrage Le travail intenable - Résister collectivement à l'intensification du travail, premièrement publié en 2006 et dirigé par Laurence Théry, inspectrice du travail et chargée de la santé au travail à la CFDT, montre qu'il est inapproprié de se sentir entièrement démuni face à la question de l'intensification du travail. Cette dernière se définit comme l'augmentation de la pression au travail, résultant de la combinaison de contraintes tayloriennes, de formes évènementielles liées au travail en flux tendu, de contraintes marchandes découlant de la recherche de la satisfaction du client, de tensions entre objectifs et procédures, entre les prescriptions et les réalisations. L'ouvrage présente à ce sujet les résultats d'une enquête menée par des militants de la CFDT, sous la forme d'une recherche action. Le résultat en est la mise en cause des nouvelles méthodes de management, dénuant de sens le travail des salariés. Les conséquences de ce travail sont la proposition de nombreuses pistes d'évolution, tant en matière de renouvellement de l'action syndicale que de reconstruction des relations de travail et de la manière d'envisager ce dernier.

2La souffrance au travail revêt aujourd'hui des aspects qui la rendent difficile à appréhender, difficultés face auxquelles l'enquête par recherche action semble être une méthode d'enquête tout à fait appropriée. Il est admis que la souffrance au travail peut concerner chaque travailleur. Mais l'intensification du travail est particulièrement préjudiciable aux moins qualifiés, et parmi eux, aux femmes : en plus d'une faible autonomie et d'un manque de reconnaissance, les moins qualifiés subissent une augmentation des cadences et des rythmes, ainsi qu'une nouvelle parcellisation des tâches qui conduit parfois à les déposséder de l'expérience précieusement acquise. Plus que les hommes, les femmes sont concernées par des travaux à faible autonomie, et au contenu répétitif. François Daniellou rapporte que le pourcentage de salariés soumis à un travail répétitif augmente entre 1984 et 1998, alors que simultanément, les contraintes et les exigences peuvent se multiplier : 27% des salariés en 1998 doivent ainsi satisfaire à la fois une contrainte industrielle de productivité et une contrainte marchande de satisfaction des besoins du client, ce qui peut paraître totalement contradictoire. Et si l'on accepte que la santé, c'est d' « y être pour quelque chose dans ce qui nous arrive », comme le dit Georges Canguilhem (p. 17), alors on comprend cette augmentation de souffrance et des symptômes liés. De fait, le cocktail est explosif.

3La consommation d'anxiolytique par les salariés est devenue un phénomène aussi courant qu'ignoré. Les troubles musculosquelettiques recensés, dont les causes seraient le stress, une marge de manœuvre limitée ainsi que des gestes répétitifs, enregistrent une croissance annuelle de 20% - et l'on peut supposer que cela est au moins tant lié à l'augmentation de leur apparition que de leur reconnaissance. Par ailleurs, les nouveaux aspects que peut prendre cette souffrance au travail sont déroutants : il est possible d'émettre un raisonnement seulement probabiliste, et non déterministe, quant au lien entre augmentation des cadences de travail et souffrance psychique et physique. Tout le monde ne présente pas les mêmes symptômes : « un infarctus par ci, une dépression par là, quelques ulcères à l'estomac, un ou deux cancers », écrit François Daniellou (p. 85). La souffrance est ensuite difficilement objectivable par les salariés, tentés par le déni d'une réalité qu'ils percevraient comme un échec personnel. Elle est souvent ignorée car rejetée en tant que difficulté individuelle, ou simplement refoulée par ses victimes.

4Dans ce contexte, la recherche action, réalisée par vingt-deux équipes de militants de la CFDT, nourrie de travaux et d'analyses de médecins et de chercheurs, désireux de sortir de la fatalité ambiante, offre un renouvellement de l'approche syndicale du travail, perçu dans ce qu'il a de structurant et de déstructurant pour l'humain. La recherche action se fonde sur des investigations effectuées par des militants dans des secteurs précis d'entreprises dans lesquelles ils travaillent, à partir d'enquêtes de terrain, de questionnaires, d'entretiens, d'observations in situ et d'observations participantes. Si cela permet une collecte diversifiée et large d'informations, les écueils sont nombreux. Une première difficulté apparaît dans le rapport avec les équipes de direction : Bernard Dugué rapporte que dans une usine d'assemblage, les nouvelles méthodes d'organisation du travail mises en place ont été présentées comme un moyen d'améliorer les conditions de travail, alors que les salariés proposant des améliorations pertinentes pouvaient être récompensés. Les syndicats se sentirent démunis devant une démarche aussi militante. Ailleurs, Laurence Théry explique que certaines équipes militantes se sont vues dépossédées du résultat de leur travail par une direction soucieuse de couper l'herbe sous le pied des syndicats, en apportant quelques unes des améliorations manifestement nécessaires. Il a fallu aussi observer de près le travail des salariés et instaurer une relation de confiance avec ces derniers, pour mieux les inciter à évoquer des difficultés que l'on n'évoque habituellement pas sans crainte dans l'entreprise. Il était enfin nécessaire d'aller au-delà des réponses initiales des salariés, n'ayant pas forcément conscience de tout ce que leur travail implique, ou tendant parfois à pointer du doigt, comme seul responsable de leur malaise, le travail de leur supérieur hiérarchique ou de leur chef d'équipe. Ce dernier, souvent débordé et à la marge de manœuvre trop limitée, fait alors office de bouc émissaire, de victime expiatoire de salariés.

5L'ouvrage dénonce les nouvelles méthodes de rationalisation et d'organisation du travail, dont l'application est recommandée par des cabinets de conseil, en dépit de leur grande ignorance de la réalité du terrain. Ces nouvelles méthodes furent mises en place avec un zèle important après l'introduction de la réforme de la réduction du temps de travail, les entreprises étant à la recherche d'une rentabilité accrue. Alors que le travail est disséqué, parcellisé et fragmenté, afin de mieux éviter la flânerie supposée systématique des salariés, la motivation de ces derniers passe par un recours grandissant à leur infantilisation. Dans un centre d'appel, des « Kinder Surprises » peuvent être ainsi gagnés par les salariés qui auront relevé un « challenge ». Cela ne permet pas forcément de compenser la souffrance liée au sentiment de mal faire son travail, quand la conception d'un travail de qualité n'est pas la même au niveau de l'entreprise et au niveau individuel, quand les téléopérateurs n'ont pas le droit de rester plus de trois minutes au téléphone et doivent satisfaire des objectifs de vente toujours plus exigeants. L'intensification du travail, c'est ainsi, écrit François Daniellou (p. 91) « se faire de plus en plus mal à produire quelque chose dont on est de moins en moins fier. Dans certains cas, dont on a franchement honte ». L'éloge de la performance et de l'effort sportif sont partie intégrante des nouvelles méthodes de management dans nombre d'entreprises. Cela peut entraîner une excessive fragilité liée à la crainte de la moindre défaillance et des contre-performances sévères pour l'entreprise, du fait de la multiplication des arrêts maladie. Avec la rationalisation des processus productifs, les tâches effectuées perdent en richesse. Cela laisse sans repère les plus expérimentés, dont l'expérience devient inutile, alors qu'ils ne parviennent pas facilement à suivre les cadences imposées. Ils ne jouent plus le rôle de transmission du savoir en direction des plus jeunes, et les conflits de générations augmentent sur les lieux de production. Plus globalement, la parcellisation des processus productifs dépossède les travailleurs de leur travail et mène à un sentiment d'aliénation. « Travailler implique (...) de construire une situation où sujet et objet sont ressentis comme la même chair », écrit Philippe Davezies (p 160) : pour travailler correctement, le salarié met de lui-même dans le travail. Si on lui refuse de pouvoir s'investir dans son travail, si le simple respect des cadences ne fait pas sens, le salarié se voit amputé du pouvoir d'agir, définition de la souffrance selon Ricœur : il ne peut plus produire qu'un bien, lorsqu'il voudrait s'engager pour la production d'un monde ; il ne peut plus apporter au collectif, et l'infantilisation des salariés comme nouvelle technique de management n'est que l'aboutissement de ces mutations. La souffrance au travail est enfin le résultat d'une sous utilisation des compétences des travailleurs, dont on ne reconnaît pas assez les capacités d'analyse des dysfonctionnements organisationnels, dont on refuse de retenir les propositions, par peur de trop bouleverser l'organisation interne de la production. Du côté des syndicats, le diagnostic est difficile à établir car le processus de dégradation des conditions de travail est paradoxalement aussi brutal que subtil : les choses se dégradent par touches successives jusqu'à devenir insupportables, et les syndicats eux-mêmes ne prennent pas garde à ce qui apparaît relever du détail.

6Dans ce cadre, l'exposé de ces résultats a des effets positifs à plusieurs niveaux. Expliquer la souffrance au travail comme le résultat d'un problème organisationnel, d'un manque de moyens à disposition des travailleurs, permet aux salariés d'aborder plus sereinement leurs difficultés. Ils parviennent à être fiers de ce qu'ils arrivent à faire, à ne pas culpabiliser de leurs limites et à davantage discuter collectivement de leurs difficultés, ce qui apparaît comme un premier élément positif : le manque de discussion empêche de saisir les ressorts organisationnels de la souffrance au travail, alors ressentie comme une défaillance personnelle. Cependant, les effets d'une telle intervention peuvent être déroutants pour certains salariés : certains avouent se sentir moins bien après une intervention sur les origines de la souffrance au travail, comme si la fin du refoulement était le début d'un accablement devant l'ampleur des réformes à mener. Concernant la démarche utilisée, par ses succès et limites, elle a permis la mise en valeur de la nécessité d'un renouvellement de l'action syndicale : la mobilisation des salariés eux-mêmes dans la recherche-action peut conduire à la valorisation de l'action syndicale, en faisant naître chez les acteurs de l'enquête un sentiment de fierté lié à la construction collective d'une capacité d'action. Cela limite également les possibilités, pour une direction, de déposséder les syndicats du travail mené, en appliquant les réformes nécessaires avant la présentation des conclusions de l'enquête. Dans certains cas, les syndicats, forts d'une légitimité renouvelée et de propositions simples sur l'amélioration des conditions de travail, se sont sentis plus crédibles auprès de leur direction ; dans d'autres, la direction ne les a pas autorisé à restitué les résultats de la démarche. Les militants eux-mêmes sortent de cette expérience plus au fait des questions de santé au travail. Leur rôle de représentation des salariés devient plus évident à appréhender. C'est parce que la recherche action a permis de recréer du collectif et de restaurer la discussion dans l'entreprise qu'elle doit être davantage utilisée, comme le rappelle Laurence Théry.

7L'ouvrage propose des pistes de réflexion qui vont bien au-delà de la question de la souffrance au travail, et ce n'est pas le moindre de ses mérites. Il montre ainsi les limites actuelles auxquelles se heurtent trop souvent les syndicats et propose de nouvelles méthodes pour favoriser la mobilisation des salariés autour des projets syndicaux. En mêlant différentes approches militantes, médicales, économiques, sociologiques et philosophiques, il développe nombre de réflexions constructives. La préface, propre à l'édition de 2010, écrite par Philippe Askenazy et Michel Gollac est excellente. Quelques regrets toutefois : le lecteur reste par endroits sur sa faim car les références théoriques mobilisées sont souvent peu consistantes, alors que l'effort de vulgarisation de cette enquête aurait sans doute gagné en force de conviction si les arguments avaient été davantage développés. Il reste cependant que cet ouvrage permet de bien mieux appréhender la réalité de la souffrance au travail, et qu'à ce titre, sa lecture est très recommandable.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Laure Célérier, « Laurence Théry, Le travail intenable. Résister collectivement à l'intensification du travail », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 23 août 2010, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/1107 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.1107

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Rédacteur

Laure Célérier

Professeure agrégée de sciences économiques et sociales - Université Paris Est-Créteil - IUT de Fontainebleau.

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