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Comment se font les administrations ?

Igor Martinache
Comment se font les administrations ?
« Comment se font les administrations ? », Sociologie du travail, n°2, 2010, Elsevier.
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Texte intégral

1Incarnation emblématique de l'idéal-type de la bureaucratie cher à Max Weber, les administrations occupent une place centrale dans les sociétés contemporaines des pays riches. Elles font également l'objet d'un certain nombre de critiques, aussi diverses que récurrentes, et qui servent à justifier les transformations importantes dont elles font aujourd'hui l'objet. Ce sens commun réformateur mérite ainsi d'être questionné, ce à quoi ce dossier contribue. C'est que, longtemps traitées comme une boîte noire par les chercheurs, les administrations - et plus particulièrement le travail de leurs agents- font depuis quelques années l'objet d'une attention particulière de la part de certains. On pense bien entendu aux travaux qui, dans la lignée de Michael Lipsky s'inscrivent dans l'étude de la Street-level Bureaucracy, tels ceux de Vincent Dubois 1 sur la Sécurité sociale, ou de Dominique Montjardet sur la police 2, ou à ceux qui s'intéressent aux différentes formes d'appropriation de ces dernières par leurs publics, comme ceux de Yasmine Siblot 3, Philippe Warin 4. Concernant la question particulière -et politiquement « sensible »- de l'immigration, Alexis Spire 5 et Sylvain Laurens 6 ont également mis en évidence par des procédés distincts la marge d'arbitraire, et donc la dimension éminemment politique, que revêtait l'action des fonctionnaires administratifs, à tous les échelons de la hiérarchie.

2Ce n'est toutefois pas sur l'activité concrète des membres de l'administration que se concentre ce dossier, malgré le titre de la revue qui l'accueille. Les différentes contributions qu'il rassemble s'efforcent en effet de mettre en évidence une nouvelle voie d'analyse attentive à ce que les auteurs qualifient d' « activités administratives constituantes », c'est-à-dire des pratiques qui contribuent à construire l'activité même qu'elles régulent. Il s'agit pour ce faire, expliquent les coordinateurs Philippe Bezes et Odile Join-Lambert, de tenir ensemble les échelles macro et microscopiques, et de s'intéresser particulièrement aux phénomènes relevant de ce que Paul André Rosental a qualifié « d'intelligence », c'est-à-dire la construction enchevêtrée d'institutions, de politiques et de savoirs, et de l' « intercurrence », par laquelle Karren Orren et Stephen Skowronek désignent les « ordonnancements multiples en action » qui concourent à consolider les institutions. Le « test » de la durée et le repérage des ambivalences entre différentes règles et pratiques jouent ainsi un rôle primordial dans cette perspective, ainsi que l'illustrent chacune à sa façon les différentes contributions ici réunies.

3Odile Join-Lambert et Yves Lochard consacrent ainsi la leur à la question de la notation des fonctionnaires, en s'intéressant plus particulièrement au cas des gardiens et des conservateurs de musée, de la fin du XIXe siècle à aujourd'hui. Ils montrent ainsi que si les critères qui rentrent en compte dans cette dernière évoluent au fil du temps, avec par exemple à l'issue de la Première Guerre mondiale une « conversion du mérite militaire en mérite professionnel », leur finalité diffère cependant radicalement entre ces deux catégories d'agents tout au long de la période. La notation remplit en effet un rôle de contrôle social vis-à-vis des personnels de surveillance, qui doivent régulièrement faire les preuves de leur conformisme vis-à-vis des normes encadrant leur activité, tandis que les conservateurs bénéficient d'un « capital de mérite » acquis une fois pour toutes, au centre duquel figurent les qualités scientifiques reconnues par les pairs. Cette seule comparaison met bien en évidence la part discrétionnaire et le caractère différencié des critères de recrutement ou d'avancement au sein de la fonction publique, mettant à mal les principes d'universalité et d'égalité censés animer la définition du « mérite » que la notation est censée objectiver. L'institution des concours est précisément censé assurer la prééminence de ce dernier dans les processus de recrutement, et c'est à cette dernière qu'Emilie Biland consacre sa contribution, construite à partir du dépouillement d'archives et d'observations d'épreuves orales. Elle s'intéresse plus précisément à cette question dans le cas de la fonction publique territoriale, qui ne cesse de s'étendre depuis son institution en 1984 par les lois de décentralisation. Défendant la thèse d'une institutionnalisation inachevée de ces concours, elle montre d'abord combien leurs homologues d'État exercent une ombre tutélaire sur la définition de ces concours. Une autre tension réside dans la composition des jurys, plus particulièrement dans la présence d'élus dans leur sein, où la norme de la collégialité se matérialise en fait par une réduction de l'hétérogénéité tant politique que genrée. Concernant les critères de sélection, un renversement quelque peu ironique est intervenu au cours des deux dernières décennies puisque, longtemps stigmatisée pour sa sous-qualification, la fonction publique territoriale incarne au contraire aujourd'hui un exemple à suivre dans la « modernisation » de l'État 7, où les agents publics sont notamment enjoints à s'aligner sur les salariés du privé. Un rapprochement qui se traduit dans cette période transitoire par le fait que les candidats sont soumis à une injonction contradictoire, dans la mesure où il leur est demandé simultanément de faire preuve d'un « sens pratique du service public » tout en faisant preuve de « compétences émergentes » - c'est-à-dire repérables dans les interactions, par opposition aux « compétences planifiées » indiquées par les titres scolaires et autres certifications-, telles que la « motivation », l' « autonomie » ou l' « adaptabilité ». 

  • 8 Voir à cet égard l'ouvrage édifiant d'un collectif de statisticiens de l'Insee : Lorraine Data, Le (...)

4Les sténographes chargés de retranscrire les débats parlementaires constituent également un bon poste d'observation des évolutions du travail administratif au cours du dernier siècle et demi. C'est ce que montre Delphine Gardey, en revenant sur la genèse de ce groupe puis les stratégies de défense de leur statut face aux évolutions techniques et sociales qui le menacent. Elle montre notamment de quelles manières rouleurs et réviseurs, tirant leur légitimité de garants de la démocratie via la publicité des débats qu'ils assurent, ont longtemps su se préserver de la concurrence de la sténodactylographie commerciale, de la dévalorisation de leurs compétences, comme de celle de la rhétorique politique, mais aussi de l'entrée des femmes dans leur corps en cultivant une véritable « féodalité encastrée » à l'instar des gardes suisses du Vatican. C'est néanmoins sans nul doute dans le comptage des fonctionnaires que l'arbitraire culmine, ainsi que le montre Emilien Ruiz. Étudiant l'échec de la mise en place d'un recensement des effectifs des agents publics au début du XXe siècle, il montre en premier lieu que son défaut n'a pas empêché le déploiement de critiques récurrentes quant à leur excès supposé, lui-même mis en regard d'une autre crainte fantasmatique : celle de la « dépopulation ». Si les statisticiens ont intérêt à ce recensement -rendu du reste obligatoire en 1910- à l'orée de la Première guerre mondiale afin d'affirmer leur expertise professionnelle, cette mission passe au second plan avec le conflit et, non sans paradoxe, l'entre-deux-guerres voit se succéder les réductions d'effectifs alors même que le comptage est suspendu. Un détour historique qui n'est pas sans faire écho à la période actuelle, tant en ce qui concerne la dénonciation du « fonctionnarisme » que la construction de statistiques quelque peu impressionnistes, pour dire le moins 8.

5Il faut cependant se garder d'un manichéisme trop hâtif concernant notamment la « managerialisation » en cours des fonctionnaires, et notamment sur le fait que celle-ci accroîtrait mécaniquement le pouvoir discrétionnaire des plus hauts placés d'entre eux. C'est du moins ce qui ressort de la contribution de Véronique Dimier consacrée à l'évolution de la Direction Générale 8 de la Commission Européenne, en charge du développement. Restituant finement l'évolution des rapports de force au sein de la configuration au sein de laquelle celle-ci s'inscrivait, elle montre notamment comment le renversement de la coalition emmenée initialement par Jacques Ferrandi par une nouvelle formée d'experts évaluateurs soutenus par le Royaume-Uni a miné le « clientélisme collectif » qui présidait jusqu'alors dans les relations entre l'Union Européenne et les dirigeants des pays africains. Cette évolution n'en est pas pour autant totalement bénéfique dans la mesure où, reflétant des tensions entre anciennes puissances coloniales, elle a notamment fini par vider de sa substance la DG8, aujourd'hui réduite à une « vague fonction de programmation et de dialogue politique ».

6Ce dossier se clôt par un article en anglais d'Edward C.Page qui, avec une méthodologie et un style tout anglo-saxons, met en doute la thèse souvent admise d'un avènement de l'expertise comme ressource de pouvoir des fonctionnaires dans la fabrique des politiques publiques à partir de l'étude typifiante de 52 cas de régularisation dans six pays différents. Un article qui discute Weber, Burnham et Foucault -rien de moins !- tout en proposant quelques clarifications et distinctions bien utiles concernant cette notion d'« expertise » appliquée au cas des fonctionnaires.

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Notes

1 La vie au guichet, Paris, Economica, 2003]

2 Ce que fait la police, Paris, La Découverte, 1996

3 Faire valoir ses droits au quotidien, Paris, Presses de Sciences-po, 2006

4 L'accès aux droits sociaux, Grenoble, PUG, 2007

5 Etrangers à la carte, Paris, Grasset, 2005 et Accueillir ou reconduire, Paris, Seuil/Raisons d'Agir, 2008

6 Une politisation feutrée, Paris, Belin, 2009

7 Sur cette question, voir Philippe Bezes, Réinventer l'Etat, Paris, PUF, 2009

8 Voir à cet égard l'ouvrage édifiant d'un collectif de statisticiens de l'Insee : Lorraine Data, Le grand trucage, Paris, La Découverte, 2009

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Pour citer cet article

Référence électronique

Igor Martinache, « Comment se font les administrations ? », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 21 août 2010, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/1105 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.1105

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