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Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza

Hervé Polesi
Capitalisme, désir et servitude
Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, La Fabrique, 2010, 213 p., EAN : 9782358720137.
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Texte intégral

1Rendre compte de l'ouvrage de Frédéric Lordon n'est pas mince affaire. A la difficulté qu'il peut y avoir à rendre justice à un ouvrage dense et passionné, se rajoute celle d'en rendre compte à des sociologues. En effet, Spinoza n'est certainement pas l'auteur le plus couru des sciences sociales. Or une lecture de l'Éthique semble réellement incontournable au préalable ou en parallèle du travail de Frédéric Lordon. Ce ne sont pas moins de 46 des 165 notes qui renvoient à l'Ethique, auxquelles il convient de rajouter les renvois directement présents dans le texte. Peut-être est-il possible de profiter pleinement de Capitalisme désir et servitude sans passer par cette découverte du texte et de la pensée spinoziste, mais cela semble peu probable. L'auteur fait pourtant preuve de pédagogie et guide son lecteur avec application dans le cheminement de sa pensée. Le choix d'écriture qui consiste à avancer le propos de façon très segmentée, par petites séquences titrées et relativement courtes, participe de cette pédagogie et doit être souligné. Il semble tout de même nécessaire d'aller au texte de Spinoza et s'approprier son mode de raisonnement et d'exposé, more geometrico.

2Cette difficulté passée, le dialogue entre Marx et Spinoza peut se déployer. Et il faut reconnaître la fécondité de ce dialogue, le second offrant au premier une vision de l'homme, une anthropologie, qui lui fait peu ou prou défaut dans la mesure où Marx n'a pas pris le temps de nous donner une trace écrite de la sienne propre. Cette anthropologie permet à Frédéric Lordon de proposer des pistes pertinentes pour lever des difficultés d'analyse par ailleurs largement débattues, comme la participation enthousiaste de certains salariés à l'œuvre du capital. Bien entendu, cette lecture vient faire écho à un corpus de constats proposés par les uns et les autres sur la dislocation des collectifs de travail et la mise en œuvre aujourd'hui bien établie d'un management sur le modèle du chacun pour soi et du tous contre tous.

3Le ressort spinoziste fournit au structuralisme marxiste un modèle de compréhension des passions qui permet d'éclairer sous un nouveau jour la question de l'aliénation : nous ne sommes pas dans le registre de la servitude volontaire, syntagme que repousse d'ailleurs avec détermination Frédéric Lordon, mais bien toujours dans la servitude. Sous la loupe de Spinoza, le registre du salariat devient celui de l'appropriation par le capital non seulement des classiques (force de travail, temps), mais, plus intimement, du désir du travailleur, de ces tensions qui orientent son conatus, sa tendance à persévérer dans son être. Le désir du travailleur devenant colinéaire à celui de son entreprise, l'implication dans le travail peut être totale, sans que la volonté ait quelque chose à voir dans cet alignement. Ceux dont le travail de terrain les a amenés à observer cette servitude souriante (qui n'est pas sans rappeler celle des soldats de 1914 partant pour la boucherie la fleur au fusil) trouveront dans la grille de lecture proposée un outil simple, puissant et efficace pour rendre compte et analyser les modes de mobilisation des salariés et leurs effets.

4L'un des points positifs de cette approche est qu'elle n'est pas « psychologisante » et ne propose pas de détour par des hypothèses psychiques individuelles qui ne sont plus du ressort de la sociologie : il est peut-être impropre ou anachronique de qualifier l'anthropologie de Spinoza, telle que Frédéric Lordon la lit, de structuraliste, mais l'entreprise invite bien à utiliser ce terme.

5Poussant jusqu'au bout sa démarche de lecture et de référence à l'œuvre spinozienne, l'auteur propose dans la dernière partie de son ouvrage une réflexion sur la récommune, appelée à remplacer, dans l'idéal, une république déficiente. Si elle découle logiquement de tout ce qui précède, cette partie sur la récommune est peut-être celle qui suscitera le moins d'enthousiasme. Non qu'elle ne soit pas pertinente et politiquement attractive, au contraire. Mais l'auteur quitte le domaine de la compréhension, de l'observation et de l'analyse pour entrer dans un propos d'une autre nature, nettement plus politique. Cela peut déplaire aux lecteurs attachés à une stricte partition des genres. Mais outre que cela n'enlève rien à ce qui précède et à la qualité du dialogue instauré en Marx et Spinoza, il faut bien reconnaître la validité de l'articulation entre ces parties aux tonalités différentes : est-il possible d'être ou devenir marxo-spinoziste sans que ce présente cette tentation d'entrer dans l'action ? Il nous faut également mettre en garde ceux qui, stimulés par Frédéric Lordon, se lanceront dans la lecture de l'Ethique du constat que posaient Hegel ou Bergson : la pensée de Spinoza est puissante et tout penseur se retrouve vite en position de défendre deux philosophie, à savoir la sienne et celle de Spinoza.

6En tout état de cause, il semble que l'aventure vaut la peine d'être tentée et que les voies fécondes que propose Frédéric Lordon au cours de ces 213 pages méritent d'être largement parcourues et débattues.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Hervé Polesi, « Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 12 novembre 2010, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/1191 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.1191

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Rédacteur

Hervé Polesi

Chargé d'études en santé publique à l'ORS Alsace et doctorant au sein du laboratoire Cultures et sociétés en Europe (CNRS/Université de Strasbourg)

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