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Natacha Chetcuti, Se dire lesbienne. Vie de couple, sexualité, représentation de soi

Marie-Carmen Garcia
Se dire lesbienne
Natacha Chetcuti, Se dire lesbienne. Vie de couple, sexualité, représentation de soi, Payot, 2010, 300 p., EAN : 9782228905831.
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Texte intégral

1Alors que les recherches sur l’homosexualité masculine sont aujourd’hui nombreuses, l’homosexualité féminine n’a jusqu’à présent guère intéressé la sociologie et a fortiori la sociologie française. Natacha Chetcuti nous propose ainsi un ouvrage pionnier qui donne la parole aux lesbiennes et permet de comprendre l’expérience sociale de ces femmes. Durant cinq ans, la sociologue a mené une enquête dans des lieux de sociabilité lesbienne et recueilli une vingtaine d’entretiens approfondis avec des femmes âgées entre 30 et 50 ans se déclarant « lesbiennes ». Elle met ces interviews en regard avec un petit corpus d’une dizaine d’entretiens avec des femmes se déclarant « hétérosexuelles ». L’auteure s’est intéressée aux parcours et aux pratiques des lesbiennes à travers une démarche compréhensive chevillée aux paroles des interviewées. Fondamentalement, le livre montre ce que des femmes homosexuelles socialisées -comme toutes les femmes- dans un cadre hétéronormé font de leur bagage hétérosexuel. Natacha Chetcuti édifie ainsi la théorie des pratiques de ces femmes en portant son attention sur les dimensions subjectives de la mise en question des catégories dominantes du genre. Se dire lesbienne relève d’un «processus de deshétérosexualisation» dont l’étape inaugurale est une relation avec une femme qui se dit elle-même « lesbienne » et qui désigne sa partenaire comme telle. Ainsi, contrairement aux idées reçues, la représentation de soi comme homosexuelle n’est pas le fruit d’une découverte personnelle et intime mais le produit d’une relation particulière où une femme défait une autre femme d’une identité élaborée selon les normes de l’hétérosexualité.

2Au-delà de ce trait commun, les récits des interviewées permettent d’identifier trois grands types de parcours : - Les parcours exclusifs caractérisés par le fait que les lesbiennes n’ont jamais eu de relations sexuelles avec des hommes. Ces parcours sont les moins répandus compte tenu des effets de la contrainte sociale à l’hétérosexualité qui conduit les femmes, dans la plupart des cas, à avoir des rapports sexuels avec des hommes à certains moments de leur vie. - Les parcours simultanés sont plus fréquents que les précédents. Ils concernent des femmes qui alternent ou ont alterné des relations avec des femmes et avec des hommes. - Les parcours progressifs sont majoritaires et sont marqués par le fait que les femmes ont eu des relations engagées affectivement avec des hommes. Dans certains cas, la période hétérosexuelle précède la période homosexuelle ; dans d’autres cas, les périodes hétérosexuelles sont entrecoupées de périodes homosexuelles. La prédominance des parcours dans lesquels les interviewées ont eu des relations avec des hommes tient surtout à la puissance de la contrainte hétérosexuelle qui conduit nombre de femmes se disant lesbiennes à considérer, dans un premier temps de leur vie sexuelle, que le lesbianisme est une « étape » dans leur processus de maturation. Lorsque l’attirance pour les femmes persiste, les lesbiennes font alors souvent appel à des conceptions naturalistes de l’homosexualité (« je suis née comme cela »). Cette représentation de l’homosexualité ne préserve cependant pas les lesbiennes d’un sentiment d’anormalité. Cela étant, plusieurs femmes poursuivent un cheminement de « libération de soi » et finissent par considérer l’homosexualité non plus comme une déviance mais comme une opportunité pour mettre à distance une « certaine féminité sociale et l’exigence de repenser individuellement la représentation genrée, tout particulièrement chez les personnes ayant vécu des parcours progressifs ». (p. 69-70). A l’intérieur de ce processus de distanciation vis-à-vis des normes dominantes de la féminité, se dégage une figure « idéal-type » : l’androgyne. Elle permet à nombre de lesbiennes de dépasser l’alternative entre « féminin » et « masculin » en ce qui concerne les principaux attributs sociaux de la féminité : leur apparence, leurs pratiques sexuelles, leurs attitudes. À côté de cette figure dominante, apparaissent deux autres figures moins courantes : la fem et la butch. Toutes les deux se jouent de l’hétérosexualité. La première force le trait de la féminité et la seconde, celui de la masculinité. Certaines interviewées soulignent que selon leur partenaire, elles choisissent d’être fem ou butch. La figure de la butch est un emblème du lesbianisme qui, bien que parfois stigmatisé parmi les lesbiennes, représente pour beaucoup d’entre elles la mise en question la plus radicale des injonctions sociales à la féminité hétérosexuelle. Les parcours des lesbiennes sont marqués, d’une manière générale par une affirmation identitaire en deux temps. Le premier, nous l’avons vu, consiste à se dire lesbienne pour soi et pour les autres lesbiennes et à rompre avec les normes dominantes de la féminité.

3Le second consiste à le dire aux autres et notamment à son entourage familial et professionnel. Ce second temps recoupe dans la plupart des cas la mise en couple stable avec une femme. Les femmes homosexuelles renseignent ainsi leurs proches sur leur lesbianisme, non pas en leur disant qu’elles sont lesbiennes mais en les informant de leur mise en couple avec une femme. La légitimité sociale du couple semble atténuer l’image de « déviance » véhiculée par l’homosexualité. D’ailleurs, l’auteure constate que si une minorité des interviewées revendique une « dé-normalisation » des formes relationnelles avec une mise en question de la notion de « couple », la très grande majorité des lesbiennes revendique la reconnaissance sociale et institutionnelle des couples homosexuels. La construction d’une relation affectivo-sexuelle stable est par ailleurs un moment décisif dans la vie de ces femmes.

4À la différence de ce qui est observé dans les couples homosexuels d’hommes, les couples de lesbiennes sont fondés sur un contrat explicite d’exclusivité. La question de la « fidélité » est discutée entre les partenaires (contrairement à ce qui se passe majoritairement dans les couples hétérosexuels où le contrat est tacite). L’aspiration à la monogamie semble relever à la fois de l’incorporation des normes de féminité qui valorisent la fidélité et d’une certaine sécurité personnelle qui contre la fragilité de l’image de soi liée à la stigmatisation du lesbianisme. Cela étant, certaines femmes distinguent le « soi conjugal » du « soi personnel » et pratiquent le multipartenariat à l’insu de leur compagne ou, plus rarement selon un contrat de « non exclusivité » avec elle. L’auteure termine le livre en posant un certain nombre de questions qui ouvrent sur de nouvelles recherches : « qu’en est-il de l’énonciation de soi en fonction des classes sociales ? Comment ce processus se manifeste-t-il pour les lesbiennes racisées ou issues des migrations ? » (p. 250). Nous aimerions ajouter à ces questions, celle des manières de se dire lesbienne des femmes qui évoluent loin des réseaux de sociabilité homosexuelle. En effet, on peut imaginer que des femmes éloignées des réseaux lesbiens sont peut-être dans des contextes moins favorables à la critique des normes dominantes qui paraît massive dans l’enquête de Natacha Chetcuti. Cela étant dit, ce livre est intéressant à différents titres. Tout d’abord, comme nous l’avons dit, il traite d’un domaine méconnu de la sociologie. Ensuite, les analyses présentées nous informent, au-delà des parcours de lesbiennes, à propos des normes et des valeurs sociales de la féminité. Enfin, la méthode de recherche et la finesse des analyses constituent une contribution de grande valeur aux travaux fondés sur une démarche compréhensive.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie-Carmen Garcia, « Natacha Chetcuti, Se dire lesbienne. Vie de couple, sexualité, représentation de soi », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 03 avril 2011, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/1337 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.1337

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