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Carol Mann, Femmes afghanes en guerre

Julien Beaugé
Femmes afghanes en guerre
Carol Mann, Femmes afghanes en guerre, Éditions du Croquant, coll. « Terra », 2010, 367 p., EAN : 9782914968812.
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Texte intégral

1Carol Mann rend ici compte de plusieurs années d'enquête de terrain depuis 2001, dans deux camps de réfugiés afghans au Pakistan d'abord, en Afghanistan ensuite. Elle s'est intéressée aux conditions de vie des femmes en situation de guerre et d'exil, pour les décrire mais aussi pour honorer leur mémoire (p. 30) - et donc, donner une version non exclusivement masculine de la guerre et de l'histoire. Compte tenu de la situation afghane, elle explique que sa posture n'a pu être aussi détachée que celle que l'on l'exige traditionnellement du chercheur en sciences sociales. C'est que cette situation est particulièrement dramatique : le pays est en guerre depuis trente ans, des millions d'habitants ont connu l'exil, il est devenu le premier producteur d'opium et de haschich au monde, la mortalité y est extrêmement élevée, les taux de mortalité maternelle et infantile y sont les plus forts au monde, l'espérance de vie y est de 42 ans, plus basse chez les femmes que chez les hommes... Au-delà même des effets déstructurants de la guerre et de l'exil sur la société paysanne, la condition des jeunes filles et des femmes afghanes, surtout en milieu rural, s'avère tellement éloignée de celle des femmes vivant en Europe qu'elle ne peut qu'être perçue comme scandaleuse.

  • 1 L'auteure l'admet volontiers dès l'introduction, voire le revendique. On peut regretter, par exempl (...)

2Dans de telles conditions, « il me semblait indécent de me positionner en tant que simple observatrice de situations à la limite de l'extrême et du supportable » (p. 12), explique l'auteure, qui a donc décidé de participer à l'action humanitaire pour les femmes en Afghanistan, considérant que « l'humanitaire permet une forme d'échange, malgré tout » (p. 10-12). Elle a pour cela fondé une modeste association et a bénéficié de l'aide d'une importante organisation féminine afghane RAWA (Revolutionary Association of the Women of Afghanistan). La double position de l'auteure explique les critiques qu'elle adresse à certaines actions et postures humanitaires (ethnocentrisme et ignorance des réalités de terrain sont notamment épinglés), mais aussi le caractère engagé de son livre. Si elle pointe bien la nécessité de « résister à la tentation d'interpréter la problématique d'autrui en fonction de ses propres valeurs » (p. 20), la « manie du jugement », que dénonçait Marc Bloch, n'est pas toujours suffisamment maîtrisée - au risque de rendre parfois pénible la lecture savante1. Il est cependant assez juste de dire que « le relativisme culturel gomme la dimension politique de la misogynie qui refuse de considérer les femmes et fillettes en tant qu'êtres humains égaux aux hommes en droits et en dignité » (p. 62).

3L'enquête n'a pas été simple, l'accès au terrain étant coûteux et dangereux, les conditions de déplacement d'une femme, même occidentale, étant régies par certaines règles - comme le port d'un voile ou l'obligation d'être accompagnée d'un homme. Dans un pays où 80% de la population est rurale, l'enquête lui a tout de même permis de recueillir des informations fort intéressantes sur les femmes des campagnes afghanes, peu étudiées depuis le début de la guerre à la fin des années 1970. Carol Mann a ainsi pu recueillir les discours de ces femmes sur leur « malheur », observer leurs conditions de vie quotidiennes dans les camps de réfugiés et les usages qui sont faits de l'offre humanitaire. Cette connaissance lui permet de noter l'interprétation délicate des données recueillies et produites sur place. Les statistiques humanitaires sont ainsi difficiles à utiliser, par exemple sur les violences subies par les femmes, parce que les seuils du dicible et de l'acceptable ne sont pas les mêmes chez ceux qui produisent les questions et chez les répondants. « Le malheur est le vêtement du Pachtoune », dit un proverbe souvent cité, mais le malheur n'est ni défini ni vécu partout et par tous de la même manière.

4Carol Mann rend finement compte de la différence entre la perception du malheur par les humanitaires et les femmes afghanes. Ces dernières pensent le destin féminin comme « une série d'évènements inéluctablement douloureux. Un mariage non choisi, la violence conjugale, des grossesses et des accouchements difficiles, voire mortels, se subissent, bon gré, mal gré, mais ne se discutent pas et [...] semblent être la norme » (p. 159) ; les assassinats liés à des règlements de compte sont certes déplorés, mais sont assimilés à des processus naturels. En revanche, elles dénoncent les violences exceptionnelles qui troublent l'ordre social, comme les guerres civiles, les assassinats politiques, les interventions de l'Etat dans la vie des familles (des femmes), les violences qui ne sont pas celles du mari... Leurs malheurs, dont elles dédaignent parler, ne sont pas présentés dans leur dimension individuelle ; ils sont exprimés comme une expérience commune : « J'ai connu des malheurs comme les autres... on a toutes vécu cela » (p. 160). C'est que le « je » n'est pas une posture acceptable, surtout pour une femme. Une mère dont la fille souffre de son mariage à venir affirme ainsi : « Elle n'a qu'à se tuer, l'autre aussi, l'honneur de notre famille est plus important que sa vie, notre parole est donnée » (p. 235). Si l'analyse de la vie dans les camps et de la position traditionnelle des femmes dans le monde rural est donc précise, celle des changements plus récents, qui affectent notamment les villes afghanes, paraît plus impressionniste - avec un recours trop fréquent aux anecdotes et faits divers médiatiques.

5Etant donné l'objet et les conditions de l'enquête, le portrait qui est dressé de la situation des femmes en Afghanistan ne peut être que misérabiliste, ce qui est certainement encore accru par la dimension engagée du travail - humanitaire, de « recherche féministe » et d'écriture - de Carol Mann. En contraste avec les belles photos qui illustrent le livre, elle admet le risque de donner « une vision fatalement pessimiste et négative de quasiment toute situation, puisque c'est la seule qui nous est donnée à voir » (p. 13). La condition féminine en milieu rural, mais aussi en milieu urbain, n'est en effet pas des plus heureuses, soumise à de sévères considérations d'honneur (qui rappellent les descriptions classiques de Pierre Bourdieu et de Camille Lacoste-Dujardin) et à de rudes conditions de vie matérielles. L'auteure rappelle brièvement, mais utilement, l'histoire de la question des femmes en Afghanistan depuis les tentatives royales et communistes (i.e. des classes aisées de Kaboul) de réformes du statut féminin jusqu'à celles des moudjahiddin, des talibans et d'aujourd'hui. L'enjeu n'est pas simplement la condition des femmes, mais, à travers elle, les pouvoirs des chefs de famille, des clans ou des chefs de guerre, et de l'autre, ceux d'un Etat central. Contre le droit coutumier, ce dernier prétend pouvoir réglementer l'organisation des familles et des clans, mais, que cela se fasse au nom d'un droit d'inspiration européenne ou musulmane, « dans les villages reculés du pays, rien ne change vraiment », conclut Carol Mann.

6La guerre et l'exil ont pourtant encore dégradé la situation des femmes, soumises dans les camps à de plus fortes restrictions spatiales, mais aussi à une plus grande précarité de leur quotidien - dans le cas des veuves notamment, isolées de leur parentèle. Les camps pourraient même avoir été des laboratoires où s'est construit empiriquement (par les règles régissant le quotidien) et idéologiquement (par les réseaux islamistes) le durcissement de la condition féminine symbolisé par le gouvernement taliban entre 1997 et 2001. L'imposition de la burqa - pour les rares déplacements féminins autorisés - est judicieusement rapportée à ses motifs politiques. Les talibans n'étaient pas mus uniquement par une obsession du corps féminin, mais entendaient affirmer la domination ethnique pachtoune en Afghanistan (en imposant à toutes les ethnies un costume pathane/pachtoune), faire contrepoids à l'influence du modèle iranien et faire de la burqa l'emblème d'une révolution nationale.

7Quant aux usages de la burqa (dont l'histoire avant les talibans aurait mérité d'être présentée), on peut noter l'intérêt qu'y trouvaient les femmes, avant même les talibans, dans une ville de Kaboul déchirée par la guerre civile : la protection de l'enlèvement ou du viol. Aujourd'hui, outre la défense d'une certaine respectabilité (motif en déclin, semble-t-il, dans les groupes sociaux instruits de la ville), les (nombreuses) femmes pauvres bénéficient de l'anonymat pour mendier. Les femmes afghanes ont compris que la burqa symbolise aux yeux des Occidentaux leur « malheur » et s'empressent ainsi de la montrer aux journalistes qui viennent les voir. Carol Mann affirme même que certaines femmes ressentent désormais de la souffrance à la porter en raison d'une telle identification, mais elle ne développe malheureusement pas son propos. Selon elle, les femmes afghanes ont été « ravalée[s] au rang d'objet absolu » (p. 186), ce que pourraient illustrer, d'un côté, la croissance des mariages forcés (une jeune fille pouvant être mariée pour rembourser une dette ou réconcilier deux familles engagées dans un cycle de vengeance) et de l'autre, les fortes mobilisations que ces femmes suscitent, en Afghanistan et à l'étranger (actions humanitaires, discours publics, règles de droit, menaces, assassinats...). Elle observe toutefois que certaines réfugiées ont connu, en exil, de meilleures conditions matérielles (comme l'accès régulier à l'électricité ou à l'eau potable dans les camps) ou des modèles féminins alternatifs (qui se revendiquent de l'orthodoxie religieuse, comme en Iran), qui pourraient entretenir des velléités de changement. « Nous ne voulons pas que nos filles deviennent des Occidentales, mais des Afghanes modernes », affirmait une militante âgée de RAWA. Toutefois, les résistances restent très fortes à l'encontre de tout changement significatif de la situation des femmes. On peut finalement regretter que l'auteure recourt trop facilement à des explications qui ne rendent pas justice à la belle enquête réalisée et manifestent un usage insuffisamment pensé du concept d'habitus - la « prise de conscience » possible des femmes « opprimées » (par le biais des médias étrangers notamment) ou la « frustration » des hommes en exil reportant leur « rage » sur leurs femmes (p. 169).

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Notes

1 L'auteure l'admet volontiers dès l'introduction, voire le revendique. On peut regretter, par exemple, l'usage récurrent de certains adjectifs qualificatifs (comme « tragique » et « abject »), certaines expressions malheureuses (« viol par un inconnu », p. 80 ou « idéologie de l'oppression », p. 330) ou les jugements de valeur sur l'emmaillotement des nouveau-nés (p. 87). On peut aussi regretter que l'auteure participe à la disqualification symbolique des talibans par la calomnie, en recourant à des rumeurs (« on dit que... ») sur leurs mœurs sexuelles (p. 259) !

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Pour citer cet article

Référence électronique

Julien Beaugé, « Carol Mann, Femmes afghanes en guerre », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 04 janvier 2011, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/1233 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.1233

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