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Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie

Emmanuel Pedler
La construction de la sociologie
Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2001, 127 p., EAN : 9782130521723.
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Texte intégral

1Nombreux sont les sociologues, qui, inscrits dans une tradition de recherche particulière, brossent l'histoire de leur discipline en prenant exclusivement appui sur cette tradition, ou s'en servent comme poste d'observation privilégié. Jean-Michel Berthelot n'est pas de ceux-là, loin s'en faut. Ses ambitions ne peuvent se réduire à la volonté d'éclairer certaines traditions de recherche, de donner un coup de projecteur sur des courants dont il est plus familier. Son propos est plus ample, plus ambitieux et se colore d'une dimension épistémologique forte que traduit fort adéquatement le titre de l'ouvrage, « La construction de la sociologie ». La dimension processuelle de l'élaboration de la sociologie - quels acteurs, quelles réseaux, quels lieux d'apprentissage, quelles procédures de transmissions et d'évaluation, quelles méthodes et techniques - est ainsi clairement pointée comme étant au cœur de l'histoire de la discipline. Le retour critique, instrumenté, qu'effectue une sociologie en voie de professionnalisation est le centre opérationnel d'une histoire disciplinaire qui, dès lors, peut se définir comme « une entreprise raisonnée et méthodique d'analyse et d'interprétation, que l'on peut désigner par le terme de“programme de recherche” » (p.4).

2Pour mener à bien son entreprise Jean-Michel Berthelot consacre plusieurs chapitres de son livre à une sociologie historique de la discipline. « Les sources d'une connaissance incertaine » d'abord (Chapitre 1) lui donne l'occasion d'évoquer quelques figures pré-sociologiques appartenant principalement à la première partie du XIXéme siècle, allant de Sainclair, Le Play, Tocqueville à Marx, Comte, Spencer et Pareto. A la lecture de ce premier chapitre, on pourrait être tenté d'identifier son exposé comme étant d'une facture classique, en ce qu'il résume fort adroitement en quelques paragraphes ou quelques pages des œuvres intellectuelles imposantes. Mais la portée du texte est autre : dans chaque cas des ouvrages récents - J. Elster ou D. Guillo pour donner deux exemples caractéristiques-, à forte portée épistémologique, viennent prolonger l'analyse, ouvrir des perspectives ou donner de nouvelles lectures de ces « classiques ». Le chapitre 2, consacré aux « Fondations », est plus directement articulé à l'activité sociologique de la fin du XIXéme siècle. Par "fondations", Jean-Michel Berthelot entend délimiter un moment d'accélération et de radicalisation : « (...) se réalise à cette période une sorte de coalescence, de cristallisation d'éléments divers permettant tous ensemble la constitution d'un nouveau champ de recherche, la mise en place d'un cadre épistémique, l'institutionnalisation d'une discipline » (p. 29). Ce chapitre porte peut-être moins clairement la marque du style intellectuel particulier de Jean-Michel Berthelot, par sa découpe d'abord - accordant à Durkheim et Weber une place centrale, Simmel occupant une place modeste en dépit de son rôle fondateur dans l'élaboration d'une sociologie relationnelle - ; par le traitement de Durkheim ensuite, qui privilégie Les règles et le Suicide alors qu'émergent aujourd'hui des relectures stimulantes de son oeuvre - comme celle d'ouvrages de jeunesse comme De la Division du travail social par exemple (Muller, 1994), on manque à l'occasion un contre-chant théorique stimulant. Mais c'est là une réserve bien timide que je hasarde, conscient qu'un ouvrage de synthèse impose des arbitrages souvent cornéliens conduisant à réduire des développements que l'on aimerait maintenir. Le chapitre frappe d'abord, là encore, par la grande clarté des analyses, par la vigueur exemplaire dans la formulation, toujours précise et concise, et par la largeur de vue. Ainsi les pages consacrées à Weber sont remarquables et bien informées : le lecteur saisit ainsi les enjeux cardinaux de l'approche weberienne tout en approchant de très près les thèses de sa sociologie des religions par exemple, la variation dans le temps des cadres d'analyse mobilisés par Weber étant judicieusement prise en compte en prenant appui sur les traductions et commentaires de J.-P. Grossein (Grossein, 1996).

3Refusant à juste titre de brosser une histoire des idées sociologiques, Jean-Michel Berthelot s'interroge sur les raisons qui conduisent une discipline à faire retour sur ses fondements : « Une science ne se construit pas seulement par les résultats qu'elle accumule, mais tout autant par les valeurs qu'elle sélectionne, par les œuvres qu'elle se donne en exemple, par le territoire qu'elle délimite, par le style d'activité qu'elle promeut et légitime : si des sociologues comme Gabriel Tarde ou René Worms se sont trouvés marginalisés c'est essentiellement - et indépendamment des conflits institutionnelles de reconnaissance - parce qu'ils restèrent extérieurs à cette matrice [disciplinaire, au sens de Kuhn]. A l'inverse le retour permanent, dans les textes sociologiques, à Durkheim, Weber, Simmel, manifeste, à notre sens, le souci d'une discipline, que sa pluralité et sa diversité fragilisent, de se réassurer et de se renforcer par l'explication et la clarification de ses fondements" (p. 50). C'est dans cette perspective que sont discutées, en fin de chapitre, les conséquences respectives de l'appartenance des sociologies du XXéme naissant à des contextes nationaux - à propos du chassé-croisé franco-allemand notamment - et à des paradigmes et modes d'intelligibilité propres à la discipline.

4Ainsi se clôt ce premier mouvement d'analyse consacré à une sociologie historique de la discipline auquel succède un chapitre central, consacré au « développement de la sociologie empirique », qui à mon point de vue, constitue un moment fort de ce livre. Pour Jean-Michel Berthelot, « la sociologie connaît une phase de maturation s'étendant approximativement de la fin de la première guerre mondiale au milieu de la décennie 1950 » (page 53). Au seuil de la première guerre mondiale ce mouvement prend appui sur les fondateurs de la discipline et se développe rapidement, sur deux générations. Les implantations universitaires se renforcent dans le monde; de nouvelles revues apparaissent et les innovations au plan de la méthode se multiplient. Si la période possède une homogénéité, elle le doit à l'absence de la fragmentation qui caractérisera la discipline plus tard. En outre cette période de maturation est caractérisée par une unité socio-politique assez forte. La montée des totalitarismes suscite la réaction des intellectuels et une émigration forte, souvent en direction des USA. Ainsi "Paul Lazarsfeld (1901-1976), né à Vienne, docteur en mathématiques appliquées, émigre au Etats-Unis en 1931 et fonde en 1940, au département de l'Université de Columbia, un bureau de recherche appliquée en sciences sociales, où il met au point les principales méthodes de l'enquête moderne par questionnaire" (page 55). Cette émigration a été à l'origine d'un métissage des traditions sociologiques et d'une rationalisation des méthodologies. De fait on assiste à un rapprochement des traditions sociologique allemandes et américaines au travers d'auteurs comme Adorno, Horkheimer, Mannheim, Marcuse, Schütz. Parallèlement la rupture en profondeur que connaissent les sciences de la nature conduit à l'opposition franche entre science moderne et classique et à la prévalence de la pensée formelle, avec le Cercle de Vienne notamment. « Cette prévalence de la pensée formelle, cette méfiance vis-à-vis des généralités creuses ou des descriptions littéraires, donneront un ton nouveau à des recherches qui, effectuées dans des domaines voisins, toucheront à un moment donné la sociologie, qu'il s'agisse de la linguistique saussurienne et de la phonologie structurales, de la cybernétique et de la théorie des systèmes, de la théorie des jeux et de l'analyse de la décision. Elle poseront notamment les bases de l'utilisation en sociologie, à côté de statistiques elles-mêmes en plein essor, de mathématiques variées » (p 56). C'est dans ce contexte que se pose sous une nouvelle forme la question des écoles nationales. Les pôles qui émergent alors sont des regroupements dans un institut universitaire commun avec l'Ecole de Francfort, l'Ecole de Chicago, l'Ecole de Columbia. Jean-Michel Berthelot fait remarquer au passage qu'il n'existe pas d'équivalent en France sinon l'éphémère Collège de sociologie fondé par Bataille, Caillois et Leiris.

5La naissance de la sociologie empirique est donc marquée par ce contexte. « Les diverses techniques et procédures de recueil, de traitement et d'analyse de données qui caractérisent la sociologie empirique moderne se mettent place durant cette période aux Etats-Unis » (page 59), remarque Jean-Michel Berthelot qui ajoute que cette sociologie empirique moderne suppose donc « la mise en oeuvre et la maîtrise par un corps professionnel d'un ensemble d'outils et de procédures considéré comme partie intégrante de son activité normale et régulière ». Tout au long de ce chapitre, notre auteur attire ainsi l'attention sur l'importance de cette période où l'on pourrait s'étonner de retrouver les débats méthodologiques qui ne cessent aujourd'hui de traverser la discipline. Il étudie ainsi les formes de la sociologie empirique en Angleterre, en Allemagne et aux USA, s'arrêtant plus longuement sur le cas de l'Ecole de Chicago. Il souligne à l'occasion la rationalisation qu'opère la mise en place de textbooks (manuels) dans la fixation de la discipline. S'interrogeant sur la mise en place d'une « tradition complexe », traversée par des débats méthodologiques, Jean-Michel Berthelot revient sur cette partition entre d'un côté Chicago, ses méthodologies qualitatives et sa revue The American Journal of Sociology et de l'autre Columbia, ses techniques quantitatives, sa nouvelle revue The American Sociological Review, pour montrer l'existence d'un processus dynamique, irréductible aux affrontements partisans, aboutissant à une invention méthodologique significative. C'est ainsi dans un esprit ouvertement mutli-méthodologique que l'Université de Chicago s'ouvrit aux méthodes quantifiées. A ce titre un chercheur comme Samuel Stouffer apparaît comme emblématique de cet esprit : il « consacra sa thèse de sociologie à une étude comparative des attitudes d'un échantillon de 238 étudiants face à la prohibition. On demandait à ceux-ci d'une part de décrire leur vie et d'exprimer leurs opinions sur le problème, d'autre part de remplir une échelle d'attitude construite par Thurstone. Le traitement de ces deux types de matériaux révélait une très grande correspondance entre les résultats obtenus, mais montrait la plus grande fiabilité et surtout le moindre coût du traitement quantitatif (pages 70 et 71). Pour clore le chapitre, Jean-Michel Berthelot propose une analyse fouillée de deux ouvrages clefs de la période - The Polish Peasant in Europe and America. Monograph of an Immigrant Group, de W.I. Thomas et F. Znaniecki, de 1918 et Studies in Social Psychology in World War II, ouvrages collectifs, dirigés par Stouffer en 1949). Il montre comment dans ces textes se croisent invention méthodologique et souci épistémologique.

6Les deux derniers chapitre du livre sont consacrés aux tendances de la sociologie contemporaine (chapitre IV) et aux grands programmes de la sociologie moderne (Chapitre III). Pour ce dernier, la distinction entre une approche objectiviste et une approche subjectiviste, puis leur articulation permettent à l'auteur d'évoquer un grand nombre de sociologues et d'anthropologues, de Malinowski à Lévi-Strauss en passant par Merton, Parsons, puis de Schütz à Garfinkel en passant par Goffman et Becker ; l'articulation ou le dépassement des deux approches traversant les tentatives de l'Ecole de Francfort. Cette évocation permet d'explorer une grande diversité d'approches de la discipline, l'intérêt majeur pour le lecteur étant de faire varier les points de vue possibles et les échelles d'observation. Comme partout ailleurs dans le livre, l'auteur s'est efforcé à une lecture de « première main » des chercheurs cités, comme en témoigne la grande diversité et le fort renouvellement - par rapport aux canons auxquels nous sommes habitués - des références infra-paginales. On peut s'accorder sur le fait que chacun ces auteurs apporte une contribution aux sciences sociales en mettant au jour de approches porteuses d'une intelligibilité renouvelée du monde social. Je remarquerai en passant que la discussion épistémologique qui clôt le chapitre, page 102, à propos d'Adorno et de Popper aurait pu être prolongée par une référence au Raisonnement sociologique de Jean-Claude Passeron (Passeron, 1991, 2005).

7Quant au dernier chapitre, consacré à « la période de maturité » de la sociologie - grossièrement après les années 60 - il donne l'occasion à Jean-Michel Berthelot d'une exploration qui ne peut ni être systématique, ni bien sûr exhaustive. L'auteur a raison de souligner que cette période se singularise plus par la présence « d'infléchissements et d'approfondissements » que « d'inventions programmatiques » (page 105). Evoquer les « tendances de la sociologie contemporaine » est un exercice redoutable, rendu presque impraticable en raison de deux ordres de fait. D'un côté tous les courants actifs aujourd'hui - et donc inscrit dans la « matrice disciplinaire » de la sociologie - n'ont de cesse de recomposer les héritages de la discipline, parfois en assumant cet héritage, parfois en gommant soigneusement toute référence. Ces constructions fatalement élaborées sont donc particulièrement difficile à résumer. Elles appellent plutôt un travail archéologique, long et minutieux. C'est ainsi que l'œuvre de Pierre Bourdieu impose le retour à quelques textes, comme Esquisse d'une théorie de la pratique, (Bourdieu, 1972) pour saisir l'ampleur des emprunts et la nature des dosages proposés par l'auteur. En second lieu, la plus grande partie des sociologues incarnant des tendances contemporaines de la discipline sont encore vivants : ils s'inscrivent donc dans une configuration politico-scientifique fort différente de celle dans laquelle se trouvent aujourd'hui leurs aînés. Ainsi la science en action est-elle fatalement confrontée à des enjeux qui ne sont pas exclusivement scientifiques ; les œuvres du passé étant, quant à elles, l'objet de classements, reclassements et de conflits symboliques qui, sans être exclusivement scientifiques, le sont un peu plus. C'est sans doute parce qu'il était fort conscient de ces difficultés que Jean-Michel Berthelot propose un chapitre prudent, assez international et constamment traversé par des interrogations épistémologiques.

8On sort de la lecture de La construction de la sociologie, avec le désir de poursuivre le dialogue avec son auteur et de relire à nouveaux frais - ou de lire - les auteurs dont il discute les travaux. Un ouvrage à conseiller vivement et chaudement donc à tous les chercheurs soucieux du devenir de leur discipline.

9Références bibliographiques

10Bourdieu, P. (1972), Esquisse d'une théorie de la pratique, Droz, 1972 ; Seuil, 2000

11Muller, H.-P., (1994), "Social Differentiation and Organic Solidarity : The division of Labor Revisited", Sociological Forum, Vol 9, N°1, 1994, p. 73 à 86

12Passeron, J.-C. (1991), Le raisonnement sociologique, Paris : Nathan 1991.

13Weber, M., (1996), Sociologie des religions, trad. de l'allemand et édité par Jean-Pierre Grossein, Paris : Gallimard.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Emmanuel Pedler, « Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 21 janvier 2006, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/255 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.255

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Rédacteur

Emmanuel Pedler

Emmanuel Pedler est sociologue, directeur d'études à l'EHESS. Il est membre du SHADYC (Sociologie, histoire, anthropologie des dynamiques culturelles, Marseille).

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