Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2005Roger Chartier, Inscrire et effac...

Roger Chartier, Inscrire et effacer. Culture écrite et littérature (XIe-XVIIIe siècle)

Fanny Renard
Inscrire et effacer
Roger Chartier, Inscrire et effacer. Culture écrite et littérature (XIe-XVIIIe siècle), Seuil, coll. « hautes études », 2005, 209 p., EAN : 9782020815802.
Haut de page

Texte intégral

1Roger Chartier, en historien, rappelle qu'avec la définition juridique de la propriété littéraire et la définition esthétique de l'auteur par son style, le XVIIIe siècle a constitué une étape décisive dans le « processus d'abstraction textuelle », dissociant le texte des supports matériels qui le donnent à lire. L'objet de son ouvrage consiste alors notamment à « identifier la manière dont cette irréductible tension est construite dans chaque moment historique, et en premier lieu dans les œuvres elles-mêmes ». Ni « systématique » ni « raisonné », le choix des textes étudiés, qui « ne prétend à aucune exhaustivité », comprend des œuvres européennes de différents genres littéraires produites entre les XIe et XVIIIe siècles : les poèmes de Baudri de Bourgueil (XIe), The Staple of News (1626), une pièce de Ben Jonson, Don Quichotte (1ère édition 1605) de Cervantès, Les Etats et Empires de la Lune (publié en 1657) de Cyrano de Bergerac, Una delle ultime sere di carnovale (représentée en 1762) de Goldoni, L'Eloge de Richardson (1762) de Diderot et sa Lettre sur le commerce de la librairie (1764). D'autres œuvres viennent étayer des raisonnements historiques, particulièrement les pièces de Shakespeare et les Métamorphoses d'Ovide. La familiarité avec les œuvres s'accompagne d'une connaissance érudite non seulement des textes dans leurs différents états (différentes éditions et traductions pour les œuvres étrangères) mais aussi des études critiques qui s'en sont emparées.

2S'il s'intéresse, comme le New Historicism, aux transactions et négociations entre les œuvres et le monde social, R. Chartier s'attache plus précisément aux relations entre « le texte et ses matérialités » et analyse, dans un double mouvement, « la façon dont les auteurs percevaient et transformaient en objets ou motifs littéraires ces matérialités multiples de l'écrit ». D'une part, l'historien prête attention aux mises en littérature de la culture écrite. Il repère certaines techniques, certains objets de l'écrit évoqués par les écrivains, utilisés par les personnages. Ces objets, dont il restitue la signification et les usages, parfois éphémères, témoignent de la complexité des relations tissées entre écrit, imprimé, manuscrit, oralité : librillos de memoria, writing tables, nouvelles à la main, ouvrages imprimés, écritures tissées. Les nombreuses références aux pratiques de l'imprimerie et de la librairie comme celles faites à la transcription et à la copie dans Don Quichotte, constituent une autre apparition littéraire de la matérialité de l'écrit tout en fournissant un ressort et un motif essentiels de la narration. Cervantès et Cyrano mettent en scène la publication de leur œuvre : Don Quichotte visite un atelier barcelonais d'imprimerie où est imprimée la suite apocryphe au premier tome de ses aventures, tandis que Cyrano évoque la publication manuscrite et la lecture à haute voix de son ouvrage. R. Chartier dégage également les multiples métaphores associées à l'écrit : métaphore du corps et de l'âme du livre chez Cervantès, parentés métaphoriques et matérielles entre les textes et les tissus chez Goldoni ou Shakespeare, imaginaire de l'écrit déployé par Cyrano.

3D'autre part, R. Chartier rend compte des réalités ayant pu susciter de telles mises en littérature en convoquant d'autres sources, en opérant des comparaisons historiques et en mobilisant ses connaissances d'historien du livre et de la lecture. Ainsi, l'ouverture des programmes des écoles cathédrales aux poètes anciens dans la seconde moitié du XIème siècle éclaire le motif de la lectrice destinataire et les citations et imitations latines dans l'œuvre de Baudri de Bourgueil. De même, la connaissance de la division du travail d'écriture entre copiste et écrivain, de l'utilisation du parchemin et de la plume par l'un, des tablettes de cire et du style par l'autre, permet d'en constater le détournement dans le vers « Sans témoin, lis jusqu'au bout mes vers » d'un poème d'amour adressé à une religieuse.

4Dans le chapitre II, R. Chartier montre que les bibliothèques et archives ne contiennent pas d'exemplaire de librillo de memoria, ces tablettestrouvées par Don Quichotte sur un chemin, et que les dictionnaires de l'époque n'en contiennent pas de définition. Mais une enquête historique, menée en Espagne et dans l'Angleterre élisabéthaine lui permet d'attester l'existence et l'usage de ces tablettes ou table books, dont les feuillets recouverts d'un enduit permettaient d'écrire, effacer et réécrire différents textes. On y transcrivait, sténographiquement ou non, des paroles entendues ou lues (sermon, pièce de théâtre, lectures), on y élaborait des lettres ou des poèmes ou on y réalisait des comptes. Outre l'étude narrative de la mise en abyme du processus de publication de Don Quichotte, R. Chartier souligne la précision et le réalisme de la description de l'imprimerie visitée par Don Quichotte en la confrontant à des manuels d'imprimeurs de l'époque (chapitre III). Au chapitre V, le rappel des techniques de censure et de remaniements des textes au sein de l'imprimerie (corrections sous presse, insertion de cartons) éclaire l'œuvre de Cyrano de Bergerac.

5Dans le chapitre IV, l'évocation du contexte de production de Staple of news - et notamment les enjeux professionnels et commerciaux du développement de la presse périodique à Londres - permet de saisir les effets comiques et polémiques des allusions à certains événements et personnalités politiques (mariages princiers, guerres, etc.) ou commerciales (jeux de mots sur le nom des libraires et imprimeurs de Londres). La diffusion et le lectorat distincts des nouvelles manuscrites et imprimées, comme les formes différentes de censure auxquelles elles sont soumises, rendent raison de la persistance de nouvelles manuscrites (et de leur mise en littérature) malgré l'existence de l'imprimerie.

6R. Chartier souligne, dans le chapitre VI, l'ancrage socio-historique des sens de la métaphore du texte-tissu. La figure des femmes violées dénonçant leurs agresseurs chez Ovide et Shakespeare, ou celle moins violente d'Arachné tissant sa toile, renvoient aux pratiques féminines de la broderie et du tissage par le biais desquelles les femmes ont pu entrer dans l'écrit. Dans sa pièce, Goldoni situe la métaphore du texte-tissu dans l'univers masculin des tisserands et commerçants vénitiens. Il évoque ainsi le caractère collectif de la production et le monde de l'édition auxquels il a été confronté.

7Dans le chapitre VII, la confrontation des différents états des textes de Richardson (œuvres originales et traductions) et le rappel de l'évolution de la représentation de la lecture romanesque et de ses fonctions donnent sens à la variation de la réception par Diderot des romans de Richardson.

8Enfin, l'évocation des relations très différentes nouées par Diderot et Condorcet avec le monde de l'édition - écrivain vivant de sa plume, marquis jouissant de ses rentes - ancre socialement l'antagonisme de leur prise de position à l'endroit de la propriété des auteurs sur leurs œuvres.

9Par cet ouvrage R. Chartier montre les modalités concrètes - ni éthérées ni « énergétiques » - par lesquelles s'opère la transaction entre le monde social - les contextes de production des œuvres - et le motif littéraire essentiel du texte et de ses matérialités. Ce sont les appropriations de la culture écrite par les auteurs que R. Chartier étudie à partir d'une analyse de leurs œuvres et non plus, ici, les usages de ces œuvres par leur lectorat. Si le lecteur et ses réceptions, émues ou crédules, apparaissent c'est donc, en filigrane, comme motif littéraire.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Fanny Renard, « Roger Chartier, Inscrire et effacer. Culture écrite et littérature (XIe-XVIIIe siècle) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 01 octobre 2005, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/213 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.213

Haut de page

Rédacteur

Fanny Renard

Fany Renard est ATER à l'IUFM de Lyon.

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search