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Mathias Millet, Daniel Thin, Ruptures scolaires. L'école à l'épreuve de la question sociale

Anton Perdoncin
Ruptures scolaires
Mathias Millet, Daniel Thin, Ruptures scolaires. L'école à l'épreuve de la question sociale, PUF, coll. « le lien social », 2005, 318 p., EAN : 9782130547877.
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Texte intégral

1Daniel Thin et Mathias Millet présentent, dans cet ouvrage dense et très agréable à lire, le résultat d'une longue enquête menée dans les départements de la Loire et du Rhône, auprès de collégiens « déscolarisés », d'origine populaire. L'analyse très rigoureuse qui est menée par les auteurs de ces « parcours de rupture scolaire » constitue le cœur de l'ouvrage. La thèse centrale qui y est défendue est que ces parcours ne sont pas analysables en des termes seulement individuels, mais se situent « la croisée de plusieurs phénomènes sociaux qui se conjuguent comme condition de possibilité, au sein de chaque parcours » (p. 2). Plus spécifiquement, les auteurs étudient les modes de confrontation entre logiques scolaires et logiques sociales, pour des enfants de milieu populaire. Une telle approche interdit alors de réduire les ruptures scolaires à « des dysfonctionnements familiaux ou scolaires, ou à des situations d'anomie. Elles doivent être envisagées comme l'aboutissement de processus se déroulant dans une configuration de relations et de contraintes d'interdépendance concurrentielles et divergentes » (p. 3). Le concept de « rupture scolaire » permet de ne pas reprendre les catégories institutionnelles (« déscolarisation » par exemple) et de « considérer ces parcours non pas comme une “absence” de scolarisation ou une “scolarisation à l'envers”, mais bien comme une carrière scolaire possible parmi les autres. » (p. 9) Les ruptures scolaires sont ainsi à la fois ruptures avec la norme scolaire et ruptures avec les exigences scolaires en termes de rapport « normal » à l'école (participation, non-absentéisme...).

2La méthode employée n'est pas anodine, au regard de cette manière de construire l'objet. Daniel Thin et Matthias Millet ont sélectionné 20 collégiens, parmi l'ensemble des collégiens suivis par un dispositif-relais. Ils ont non seulement réalisé un entretien avec chacun de ces 20 collégiens, mais aussi (lorsque cela a été possible) avec l'un des parents, des responsables du dispositif-relais et des anciens professeurs. Cet entremêlement des points de vue permet aux auteurs de spécifier les caractéristiques des configurations qui expliquent la manière dont les collégiens rompent avec le système scolaire. Il s'agit de jouer sur les variations de points de vue, l'hétérogénéité des propos, afin de mettre en valeur des « différences significatives » permettant de mettre au jour les faisceaux de facteurs explicatifs des parcours de rupture.

3L'architecture générale de l'ouvrage reflète cette conception « multi-causale » : chaque chapitre sépare analytiquement les différentes dimensions des configurations relationnelles, afin de mettre en évidence les modalités d'engendrement des processus de rupture. Aucun de ces facteurs n'est déterminants à lui seul et c'est dans leur combinaison que l'on peut expliquer les parcours de rupture scolaire des collégiens étudiés. Chacun fonctionne comme ensemble de conditions sociales de possibilité non nécessaire des parcours de ruptures scolaires.

  • 1 Les auteurs font ici référence à P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997

4Premier faisceau de facteurs explicatifs, la situation sociale des familles. Le discours sociologique privilégiant les dimensions purement symboliques du rapport à l'école oublie, selon les auteurs, trop souvent d'examiner en quoi les conditions matérielles d'existence des familles entrent en contradiction avec les conditions de possibilité de la scholè. La précarité et l'instabilité des conditions de vie, couplée à l'inconsistance des rythmes familiaux obèrent les chances des enfants à réussir scolairement : absence prolongée des parents, conditions de logement précaires dévalorisant les parents auprès des enfants, etc. Tous ces éléments, en rappelant sans cesse aux enfants l'urgence des nécessités immédiates, les éloigne de l'une des dispositions fondamentales de la scholè, à savoir les « dispositions au désintéressement et à la déréalisation scolastique »1 (p. 38).

  • 2 Cf. P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers, Paris, Minuit, 1964.

5A ces dimensions spécifiquement matérielles, s'ajoute la dépossession scolaire familiale et l'éloignement par rapport aux formes légitimes de culture. Les auteurs s'inscrivent ici dans une longue tradition de sociologie de l'éducation, initiée par les travaux de P. Bourdieu et J.-C. Passeron2, qui a solidement établi les liens entre capital culturel familial et conditions de la réussite scolaire. Les ressources scolaires des parents des enquêtés restent ainsi inopérantes pour soutenir la scolarité de leurs enfants. Cet élément se cumul à d'autres facteurs internes à la famille et qui agissent de manière cumulative sur les conditions du rapport à l'école des collégiens enquêtés (importants déséquilibres familiaux : ruptures, décès, immigration, chômage... ; faiblesse des ressources relationnelles...).

  • 3 Les auteurs distinguent aussi d'autres facteurs : le rapport au temps, les modes d'intériorisation (...)
  • 4 Les auteurs se réfèrent ici à B. Bernstein, Langage et classes sociales. Codes sociolinguistiques e (...)

6Une fois dressé ce tableau des conditions d'existence des familles et de socialisation des enfants, les auteurs « retournent » au scolaire et examinent le deuxième faisceau de facteurs explicatifs des ruptures scolaires, les difficultés d'apprentissage. Les « lacunes scolaires » des collégiens apparaissent de manière précoce, notamment pour les matières (à l'instar du français) qui mobilisent les compétences les plus scolaires. Toutefois, la baisse radicale des résultats s'étend progressivement à toutes les matières, y compris les cours de Technologie et les cours d'Education Physique et Sportive. Cette incapacité à mobiliser des ressources proprement scolaire peut être notamment3 expliquée par le décalage qui existe entre pratiques sociolinguistiques intra-familiales et pratiques valorisées et efficaces scolairement.4 Ce sont ainsi les « conditions de la rencontre » entre formes scolaire d'apprentissage et formes sociales et cognitives héritées de la socialisation familiale qui sont déterminantes.

7Un troisième faisceau de facteurs réside dans la confrontation entre difficultés scolaires et comportements « a-scolaires », c'est-à-dire perturbateurs de l'ordre scolaire. Les faibles performances scolaires et les sanctions négatives des productions scolaires, en contribuant à un mécanisme de stigmatisation et de dévalorisation de soi, constituent « un des socles sur lesquels les “problèmes de comportement” s'engendrent. » (p. 159) D'où un certain nombre de tactiques mises en œuvre par certains collégiens au cours des entretiens pour masquer ou contrôler cette « information potentiellement stigmatisante » (de la réponse évasive au refus de réponse). Cette « stigmatisation intériorisée » provoque un « sentiment d'indignité scolaire » (p. 162) et, en conséquence, une autolimitation des performances scolaires ainsi que des tactiques d'évitement du jugement scolaire ou d'hypoactivité scolaire. L'absentéisme répond aux mêmes logiques et est la radicalisation de ce processus qui éloigne le collégien des normes du comportement scolaire.

8Ces difficultés d'apprentissage sont en quelque sorte redoublées et accentuées par des parcours erratiques au sein de l'institution scolaire. La manière dont l'organisation spécifique de l'institution scolaire peut être l'un des vecteurs des processus de rupture scolaire constitue ainsi le quatrième faisceau de facteurs explicatifs des parcours de rupture scolaire.

9L'étude des parcours de ces collégiens fait ainsi apparaître une scolarité hachée et chaotique, au gré des exclusions ou des changements d'établissements. Ainsi ces collégiens sont amenés, sur de courtes périodes, à fréquenter un grand nombre d'établissements différents. Ces changements d'établissements provoquent trois types d'effets qui se conjuguent pour accentuer le processus de rupture scolaire :

  • 5 Concept emprunté à J.-C. Chamboredon, « La délinquance juvénile, essai de construction d'objet », R (...)

10« effets de contexte »5 : le changement d'établissement engendre une visibilité accrue de certains comportements déviants par rapport à la norme scolaire qui, dans l'établissement précédent, soit passaient « inaperçu », soit étaient acceptés.

11« effets de niveau » : l'évaluation du niveau d'un élève dépend du niveau général de la classe et, plus généralement, du collège dans lequel il se trouve. Ainsi, passer d'un collège où le niveau est relativement plus faible à un collège où le niveau est relativement plus élevé a pour conséquence quasi-systématique une baisse du niveau de l'élève.

12Un « déracinement social, géographique et affectif » qui plonge l'élève dans un univers inconnu et accentue leur déstabilisation.

13Dernier faisceau de facteurs explicatifs, les relations avec les pairs. Cet élément est très important dans la mesure où les règles de sociabilité juvénile, tout particulièrement dans les milieux populaires, peuvent aller à l'encontre des normes et exigences scolaires. Il ne s'agit toutefois pas d'en faire une condition nécessaire des ruptures scolaires (pour les mêmes raisons qu'aucun des grands types causaux mis en valeur par les auteurs n'est nécessaire : tous les collégiens dans une situation similaire à ceux étudiés ne sont pas en situation de rupture scolaire). Les relations avec les pairs ne sont que secondes dans l'explication des ruptures scolaires.

  • 6 Terme de J.-Y. Authier, Espace et socialisation, Habilitation à diriger des recherches, Université (...)

14« Pour plusieurs des collégiens, le capital relationnel ou le réseau de sociabilités apparaît comme une compensation de l'absence de capital scolaire ou de la difficulté à en acquérir. » (p. 265) Ce sont les auteurs qui soulignent). Le quartier fonctionne comme quartier fondateur ou quartier de référence6. D'où une grande réticence des collégiens à aller s'installer dans un autre quartier, ou à quitter le collège du quartier pour un collège plus lointain. Les auteurs distinguent plusieurs types de rapports entre relations amicales et difficultés scolaires, notamment la question du poids des contraintes relationnelles avec les pairs et de leur importance symbolique. Cet élément peut inciter les collégiens en rupture scolaire à persévérer dans leurs comportements dérogatoires à la norme scolaire ; et ce afin de ne pas perdre la face et risquer de rompre avec les pairs, c'est-à-dire avec un « autrui significatif » ou un « autrui significatif collectivement » (p. 282). Cette rupture serait en effet synonyme d'une perte de reconnaissance sociale. L'espace scolaire peut être vécu comme un ensemble d'enjeux impossibles à maîtriser, par opposition au groupe de pairs, univers sécurisant de l'entre-soi, où les relations de dépendance sont fortes et encadrées par des normes très profondément partagées par tous ses membres.

15En guise de conclusion de cette présentation de l'ouvrage de Daniel Thin et Mathias Millet, il est important d'insister sur le caractère cumulatif et combinatoire des facteurs explicatifs des ruptures scolaires. Aucun « faisceau » de facteurs ne suffit à les expliquer ; chacun ne tire sa pleine efficacité sociale que de sa combinaison avec les autres.

16Ce qui est particulièrement intéressant dans cet ouvrage c'est la manière dont les auteurs parviennent à spécifier de manière très fine le discours désormais « classique » en sociologie de l'éducation consistant expliquer l'« échec scolaire » par la distance entre socialisation primaire (notamment familiale) et socialisation scolaire. L'ouvrage de Daniel Thin et Matthias Millet frappe ainsi par la rigueur dont il témoigne et qui se traduit non seulement par une méthode originale, mais aussi par une conceptualisation très fine des phénomènes observés. L'explication sociologique n'est ainsi jamais ni univoque ni systématique, contribuant non seulement à affiner le savoir sociologique sur les processus d'échec scolaire, mais aussi à déjouer un certain nombre de discours sociaux dont la principale vocation est d'accroître le contrôle sur les familles sans jamais remédier aux « causes » réelles des phénomènes stigmatisés. A l'heure où la polygamie est érigée en pathologie familiale explicative des comportements déviants des « jeunes de banlieue », il peut être utile, voire salvateur, de rappeler que de tels comportements trouvent leurs origines dans les conditions matérielles et symboliques d'existence de ces acteurs sociaux... Comprendre pleinement ces processus de « rupture » nécessite non seulement de mettre en évidence les tensions entre logiques socialisatrices et logiques scolaires, mais aussi de replacer ces tensions ou contradictions dans le contexte plus global de la « question sociale » et de la « question scolaire ».

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Notes

1 Les auteurs font ici référence à P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997

2 Cf. P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers, Paris, Minuit, 1964.

3 Les auteurs distinguent aussi d'autres facteurs : le rapport au temps, les modes d'intériorisation de la contrainte...

4 Les auteurs se réfèrent ici à B. Bernstein, Langage et classes sociales. Codes sociolinguistiques et contrôle social, Paris, Minuit, 1975. Ils se réfèrent également à B. Lahire et au concept de langage « oral-pratique ».

5 Concept emprunté à J.-C. Chamboredon, « La délinquance juvénile, essai de construction d'objet », Revue française de sociologie, XII-3, 1971.

6 Terme de J.-Y. Authier, Espace et socialisation, Habilitation à diriger des recherches, Université Lyon 2, 2001.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anton Perdoncin, « Mathias Millet, Daniel Thin, Ruptures scolaires. L'école à l'épreuve de la question sociale », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 07 janvier 2006, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/242 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.242

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Rédacteur

Anton Perdoncin

Anton Perdoncin est élève de l'ENS Lettres & Sciences Humaines et étudiant en Master de sociologie à Lyon-2.

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